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sur les plateaux de la Chersonèse un inspecteur chargé de pleins pouvoirs. Quel est cet inspecteur ? un commodore, un général, un membre de la chambre haute ou du parlement ? Point : c’est une simple femme, miss Nightingale. Elle agit sans appel, ne se préoccupe ni du bon vouloir administratif, qu’elle ne consulte pas, ni du général en chef à qui elle va conserver ses soldats. Le résultat de son intervention est facile à constater. Pendant le second hiver, le plus rude, nous perdons 2.69 pour 100 sur l’effectif et 19.87 pour 100 sur le nombre des malades ; mais les Anglais ne perdent plus que 0.20 pour 100 sur l’effectif et 2.21 pour 100 sur le nombre des malades. Les Anglais emploient 448 médecins dont pas un ne meurt ; nous en avons 450 et nous en voyons périr 82. Qui donc a donné à miss Nightingale les conseils qu’elle n’a eu qu’à suivre pour réduire presque immédiatement le taux de la mortalité anglaise, vaincre l’épidémie et faire reculer la mort ? C’est le médecin en chef de l’armée française, c’est le docteur Scrive ; il put, en cette circonstance, s’apercevoir que notre vieux proverbe a raison et que nul n’est prophète en son pays. Notre ministre de la guerre s’inquiète en recevant les tables mortuaires de la Crimée ; il envoie un inspecteur du service de santé à l’armée d’Orient ; celui-ci se plaint que l’on entasse dans les mêmes hôpitaux, au risque de périls manifestes, les blessés, les fiévreux, les cholériques, les dysentériques, les scorbutiques ; au nom du salut commun, il demande impérieusement que les malades soient séparés par catégories ; il réclame près de son chef administratif, l’intendant, qui lui répond : « Je déplore ce danger avec vous, mais le moment ne me paraît pas venu d’y apporter le remède que vous indiquez ! »[1].

Il est regrettable, en ce cas et en bien d’autres, que le médecin en chef n’ait point été armé d’un pouvoir discrétionnaire et que sa signature n’ait pas eu cours au trésor. L’installation des hôpitaux appropriés aux différens genres de maladie eût coûté fort cher, mais bien moins que ce que la perte de nos soldats a fait subir à nos finances. Le docteur Chenu, parlant des sacrifices que s’imposa l’Angleterre pour sauvegarder ses troupes en Crimée, se sert d’une argumentation déplaisante, mais qui, au point de vue économique, est d’une logique irréfutable : « L’homme est un capital, il représente à l’âge adulte une valeur accumulée ; sa mort prématurée est une perte matérielle aussi bien qu’une perte morale, pour la société comme pour la famille. L’Angleterre comprit combien il importait de bien traiter, pour les conserver, des hommes représentant un capital

  1. Chenu, Statistique chirurgico-médicale de la campagne d’Italie en 1859. Introduction, CIII.