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conséquences, il n’est qu’équitable de les consulter. On déciderait en outre, afin d’égaliser autant que possible les forces belligérantes, les chances de combat, et d’assurer quelque loyauté à la rencontre, que les hostilités ne seraient ouvertes qu’un mois après la déclaration officielle de la guerre. Je n’ignore pas que ce projet fera sourire les gens pratiques ; mais je sais que, s’il était adopté, il ferait plus pour le maintien de la paix que la dynamite, l’ordre éparpillé, la levée en masse et les fusils à répétition.

Quoique tout arrive en ce bas monde, je reconnais que nous n’en sommes pas encore là ; mais je reconnais cependant que, si rien n’a été tenté pour empêcher les hommes de se massacrer méthodiquement à l’aide de procédés scientifiques, on a fait des progrès dans l’art d’adoucir les maux que la guerre entraîne avec elle. Si l’humanité n’intervient pas pour faire taire le bruit des batailles, elle se prodigue aujourd’hui afin de porter secours à leurs victimes. On s’est ému au récit des souffrances endurées par les soldats, et l’on a enfin compris que rien ne devait être épargné en faveur de ceux qui sont offerts en holocauste pour le salut de la patrie. On a constaté de quoi la gloire était faite, et l’on a reculé d’horreur. Pour la foule, le régiment qui passe, musique en tête, ou qui défile à la revue « bien astiqué, » régulier dans ses mouvemens, évoluant avec vigueur, pressé autour du drapeau, sonnant d’allègres fanfares, représente la force même du pays et donne confiance en la destinée. Il est la jeunesse, le courage, l’énergie, et parce qu’on l’a vu en belle ligne et en grand apparat se développer sous les regards qui le suivent avec orgueil, on se figure qu’il est toujours ainsi, dans les marches, dans l’attente du combat, dans la frénésie des assauts, dans le repos après la lutte. On est loin de compte. C’est au lendemain des batailles, — victoire ou défaite, — qu’il faut regarder ce soldat pimpant, admiré au jour des parades ; il faut le chercher au campement où il dort, épuisé de fatigue, aux ambulances où blessé, fiévreux, désespéré, il attend son tour de pansement, au terrain même du combat, à l’endroit où il est tombé, où il gémit, où il se traîne, où il appelle en vain, et où l’on n’est pas encore venu le ramasser. Là on voit l’envers de la gloire, on comprend ce qu’elle coûte, et l’on reconnaît que l’homme est bien le roi de la création, car il la tyrannise et se plaît à la détruire. Certains incidens jettent de lugubres lumières sur le sort des malheureux que la mort, sinon la mitraille, a épargnés pendant la lutte. Je n’ai jamais pu lire sans frémissement l’épisode que raconte le général de Ségur. L’armée française a évacué Moscou, l’heure des grands désastres n’a point encore sonné, on marche avec quelque confusion, mais les corps ont, du moins, conservé