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guerre est ce qu’il y a de plus abominable au monde : c’est si bien le renversement de la morale, que tout ce qui est interdit par les lois devient honorable aussitôt que les hostilités sont ouvertes entre deux nations. Avec une énergie malsaine, puissamment entretenue, qui fausse les ressorts de la probité si péniblement acquise, on excite les hommes à faire le contraire de ce qu’on leur a enseigné dès l’enfance. Le rapt, le vol, la violence, le meurtre, la ruse, qui, pour toute civilisation, sont des crimes, deviennent des vertus, les plus belles que l’on puisse louer : « Il est honteux de vider une bourse ; il y a de l’impudence à manquer à sa foi pour un million ; mais il y a une inexprimable grandeur à voler une couronne. La honte diminue quand le forfait grandit. » C’est Schiller qui parle ainsi dans sa tragédie de Fiesque, et semble s’être souvenu que Klopstock a dit : « La guerre est la flétrissure du genre humain… » Par cette substitution de la force au droit, l’être humain disparaît, l’animal seul se montre tel que l’a fait la nature, féroce ; et si l’homme subsiste, c’est pour employer au profit de sa perversité ce que son intelligence, sa science, sa réflexion, lui ont permis de consacrer à la glorification du mal. On risque sa vie, je le sais ; mais toute « gentillesse » s’anéantit, comme eût dit Montaigne, devant la nécessité de vaincre, car on ne recule devant aucun compromis de conscience. Qui donc imaginerait d’aller à un duel escorté d’une demi-douzaine de spadassins qui assommeraient l’adversaire ? ce serait un guet-apens dont serait à jamais déshonoré celui qui s’en rendrait coupable. A la guerre, un tel fait se produit chaque jour, et constate simplement une habileté supérieure. L’axiome est connu et fait loi. L’art de la guerre consiste à être le plus fort sur un point déterminé, à un moment donné. Aussi, l’on n’hésite jamais à se mettre quatre contre un, et lorsque, par de tels moyens, on a dérobé la victoire, les villes se pavoisent, les souverains triomphent et les peuples s’enorgueillissent. Tout est licite, et les embûches les plus perfides sont les plus admirées. On se cache, on se dissimule, on masque ses mouvemens, on fait dès feintes, de fausses attaques, on se déguise, on s’espionne, on solde les trahisons ; on fait avec sérénité ce que la probité la moins ombrageuse ne saurait concevoir ; c’est un art, l’art de la guerre. Celui qui l’a professé et exercé avec le plus de succès, à notre époque, a dit : « Dans toute guerre, le plus grand bienfait est d’en finir vite ; pour parvenir à ce résultat, tous les moyens sont bons, même les plus condamnables. »

On entre dans une ville ouverte qui ne se défend pas ; on lui extorque quelques millions, sous menace de la brûler ; cela