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Taciturne. Dans la France démocratique de 1888, les ancêtres nuisent et les préférences vont aux prétendans qui ne sont pas princes. Eh ! quoi, les descendans de Hugues Capet, aussi bien que les héritiers de César, en sont réduits à traverser le torrent dans la barque du général Boulanger, et, craignant d’être reconnus, ils cachent leur visage dans les plis de son manteau ! Ils se donnent l’air de le protéger c’est lui qui est le vrai protecteur, c’est lui qui promet et dispense les grâces. Est-il besoin d’ajouter que, dans le personnel de gouvernement qu’ils ont groupé d’avance autour d’eux, se trouvent des têtes blanches des hommes graves, considérables, éminens, rompus aux affaires, hommes de doctrine autant que d’expérience ? Hélas ! les docteurs en renom ne sont plus guère à la mode. La foule croyante comme la foule doutante court plus volontiers à l’empirique quand il a le diable au corps, de la gaîté, du manège, de l’audace, et qu’il y a derrière lui un syndicat qui paie grassement les trompettes.

Le général Boulanger n’est pas encore arrivé. Si les Provinces-Unies avaient eu une constitution semblable à la nôtre, Jean de Witt serait parvenu peut-être à enrayer la fortune et les ambitions du prince d’Orange. Mais les Provinces-Unies étaient une république fédérative et les pouvoirs d’un grand pensionnaire de Hollande étaient très courts. Voulez-vous empêcher un peuple de sacrifier ses libertés de se donner un maître, prouvez-lui que le président d’une république peut lui rendre quelques-uns des services qu’on attend des stathouders ou d’un premier consul. A quoi servent-ils ? Ils sont les arbitres des partis, ils combattent l’esprit d’intolérance et de confusion ; ils sont aussi les régulateurs de la politique étrangère. « Les gouvernemens étrangers ne peuvent pas causer avec une assemblée, » disait Mazarin, et un grand pays a besoin d’avoir à sa tête quelqu’un à qui on peut dire un secret, et qui le gardera. M. Carnot voyage, se montre parle souvent et parle bien. Il a sûrement compris ce que signifiait l’accueil si respectueux, si empressé qu’on lui a fait partout, et que le pays, qui cherche un homme, l’invitait à exercer dans leur entier les pouvoirs que la constitution lui confère. Il aura prochainement d’importantes questions à décider, il prouvera sans doute qu’il prend au sérieux ses fonctions de modérateur de la vie publique. Lettrés ou illettrés, si jamais nous venions à nous convaincre que le régime républicain condamne le chef de l’état à n’être qu’un soliveau, nous sommes ainsi faits que, dût-elle nous gober, tout le monde serait bientôt d’accord pour demander la grue.


G. VALBERT