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aise avec les hommes et les choses, qu’ils semblent nés pour le commandement. Il importe aussi qu’ils aient la philosophie de leur métier. Ils doivent avoir l’esprit assez dégagé pour juger les partis, pour ne prendre au sérieux ni leurs programmes, ni leur creuse métaphysique, ni leur pompeux verbiage. « Je ne suis pas un parti, je suis national. » C’est le mot de tous les sauveurs, et, en parlant ainsi, ils sont souvent de bonne foi. Sans un peu de sincérité, les petits moyens ne servent pas longtemps.

Les ennemis du général Boulanger, qui s’indignent de son succès comme d’un déshonneur national, lui refusent tout et le traitent avec une excessive rigueur. Le général n’est pas le premier venu, et il possède quelques-unes des qualités nécessaires à un sauveur. Dès ses débuts, il a cru en lui-même et à sa destinée. C’est en Tunisie qu’il a fait son apprentissage et l’essai de sa fortune. Son espérance, pendant qu’il y commandait le corps d’occupation, était de voir naître parmi les Arabes ou dans les colonies étrangères des troubles qui auraient prouvé que le pouvoir civil était impuissant à maintenir l’ordre, qu’un dictateur était nécessaire. Il représentait à Tunis le patriotisme ombrageux et chatouilleux : plus que personne un soldat a le droit de considérer l’honneur de son pays comme le sien. Il a montré aussi, dès son arrivée en Afrique, qu’il avait le don de frapper les imaginations, l’art d’entrer dans les yeux et d’y rester. A peine débarqué, tout le monde le connaissait, s’occupait et parlait de lui. Dans ses tournées d’inspection, il tranchait du souverain. Partout où on lui donnait l’hospitalité, il ne dînait pas chez ses hôtes, c’était lui qui les invitait, qui leur offrait gracieusement une place à leur table devenue la sienne, et il faisait asseoir à sa droite la maîtresse de la maison. On raconte que l’une d’elles feignit d’être malade pour se dérober à cet honneur qui l’humiliait ; mais le plus souvent sa grâce était la plus forte. Dans toutes les villes de la Régence qu’il a visitées, il a laissé des traces durables de son passage ; on trouve partout des boulevards, des avenues que d’autres ont percées et qui portent son nom. Si jamais vous allez rendre vos devoirs à tel cheik de l’Enfida, vous le trouverez sûrement accroupi sur une natte, fumant sa cigarette, et, pour vous être agréable, il vous montrera du doigt, pendu à la muraille, un portrait monumental du général Boulanger.

Dès qu’il fut revenu de Tunisie, on l’a vu profiter de toutes les occasions de se montrer et de se poser ; mais il n’a pas brusqué l’aventure, ni gâté ses affaires par une imprudente précipitation. Son grand allié était le gâchis, il a laissé aux gâcheurs le temps de perfectionner leur ouvrage. S’étant bien vite aperçu que le pays était las des politiciens, qui sont pour la plupart des animaux tristes et dont l’éloquence est un peu grise, il a introduit le premier dans la politique la belle