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A peine un cabinet était-il formé, on complotait sa mort, et le politicien le plus influent était celui qui passait pour le plus habile abatteur de quilles. Non-seulement on multipliait comme à plaisir les crises ministérielles, on s’appliquait à gêner le chef de l’état dans l’exercice légal de son action, à l’affaiblir, à l’annuler ; on lui défendait de se mêler de rien, on entendait qu’il fût un de ces soliveaux sourds et muets qui ne se remuent point, qui se tiennent toujours cois. En attendant de réviser la constitution, on la faussait. D’usurpation en usurpation, la chambre des députés, renonçant au rôle d’assemblée parlementaire, prétendait confisquer à son profit le gouvernement et l’administration. Ou laissait aux ministres la responsabilité sans le pouvoir, et on confiait le pouvoir effectif aux meneurs occultes dont les péchés restent toujours impunis.

Le plus grand intérêt du parti républicain était de prouver aux incrédules que la république peut donner à un grand pays des institutions stables, un gouvernement solide, qui ait de la consistance et de la durée, et sans cesse on remettait tout en question, on déclarait tout haut que ce qui existait n’était qu’un établissement provisoire, destiné à être bientôt remplacé, que la maison n’était qu’une tente à la merci d’un couple vent. La grande majorité des électeurs avait dit : « Content ou non, le mieux est d’aimer et de garder ce qu’on a. » Ils commencent à dire : « On nous répète tous les jours que nous ne garderons pas ce que nous avons ; nous voilà liures d’aimer ce que nous n’avons pas. » Ils s’étaient fait une politique de raison on les invite à s’abandonner de nouveau à leurs fantaisies et à leurs chimères.

Dans l’un de ses meilleurs discours, Gambetta, qui avait cette clairvoyance que donne la générosité, engageait les républicains à rester calmes, sages et unis. « Quand votre esprit de prudence et de concorde, disait-il, aura fait impression sur l’opinion publique, lorsque votre aptitude, votre compétence aux affaires aura été démontrée, croyez-moi, vos destinées seront assurées. » Il ajoutait : « Arrangez-vous pour imposer le respect et l’estime aux indifférens eux-mêmes, qui, vous le savez, forment toujours une portion notable de la majorité. » Il avait cent fois raison. Un régime n’est vraiment fondé que quand il réussit à conquérir la faveur des indifférens. Naguère encore, ils semblaient venir en foule à la république. Si jamais ils se liguaient contre elle, la république serait perdue, et si indifférens qu’ils soient, ils n’aiment ni la confusion ni l’intolérance. Au gâchis dont on veut faire une institution, ils préfèrent tout, même un homme médiocre ou dangereux.

Il n’était pas besoin d’être sorcier pour, prévoir que dans cet état d’incertitude universelle, et les appréhensions se mêlant aux rêves et