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d’abord, en Allemagne comme en Angleterre, on s’imagina que le général Boulanger représentait la politique belliqueuse, que sa popularité soudaine et singulière témoignait d’un changement qui s’était opéré contre toute attente dans nos dispositions prochaines, qu’il plaisait à la France parce qu’elle voyait en lui l’homme de la revanche. Dès lors, ce fut chez nos voisins une importante question que de savoir si l’ambitieux général avait fait un pacte avec la fortune, s’il arriverait à ses fins et deviendrait le maître de nos destinées. Les uns prétendaient qu’il y avait en lui l’étoffe d’un Bonaparte, et ils le jugeaient ou affectaient de le croire dangereux. D’autres, qui avaient lu Plaute, haussant les épaules, le traitaient de Miles gloriosus et le comparaient à ce Pyrgopolinice qui se vantait d’avoir dispersé d’un souffle dans les champs gurgustidoniens les innombrables légions du grand Bombomachidès, et d’être à la fois la terreur des guerriers et les délices des femmes : « Toutes les femmes t’adorent, lui disait un de ses parasites. Elles s’écrient toutes, en te regardant passer : Qu’il nous semble beau ! qu’il a l’air noble I N’est-ce point Achille ? Voyez comme sa chevelure tombe avec grâce ! Cæsaries quam decet ! »

Le général Boulanger n’avait pourtant rien fait ni pour exciter de si vives inquiétudes, ni pour s’attirer tant de railleries : Il n’a pas eu jusqu’ici l’occasion de prouver qu’il ait du génie militaire. On peut être un vaillant soldat, le premier homme du monde pour enlever un régiment, et être incapable de profonds desseins, de combinaisons heureuses, incapable aussi de porter longtemps sans plier le fardeau des grandes entreprises et des lourdes responsabilités. D’autre part, on aurait peine à citer de lui un propos, une fanfaronnade qui permette de le comparer au Miles gloriosus. Nous ne nous souvenons pas que, lorsqu’il était ministre de la guerre, il se soit écrié comme Pyrgopolinice : « Soignez mon bouclier. J’entends qu’au jour de la bataille, il éblouisse de ses feux les téméraires qui oseront le regarder en face. Et toi, mon épée, un peu de patience ! Demain nous ferons un terrible hachis d’ennemis. » Le général n’a jamais parlé de hacher menu Bombomachidès et ses légions, et quand il a affirmé dernièrement que, si jamais il gouvernait la France, il serait aussi appliqué que tout autre à la conserver les douceurs de la paix, cette déclaration était superflue. Il est trop intelligent et trop amoureux de sa popularité pour vouloir violenter les inclinations de ses électeurs. Il sait combien la France est pacifique, avec quelle promptitude elle se dégoûterait d’un gouvernement qui prétendrait la jeter dans une aventure, à quel point elle est résolue à ne tirer l’épée que pour défendre ses frontières ou son honneur.

On commence à comprendre en Europe que l’idée de revanche n’a rien à voir dans cette affaire, qu’il s’agit d’une question de ménage et