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contre le système capitalistique, M. Benoit Malon s’écrie, dans son Manuel d’économie sociale : « Une monstrueuse contradiction économique fait se heurter et s’user tous les rouages sociaux. La science multiplie les richesses et décuple la productivité du travail, et ce progrès, cet acquis colossal et croissant, ne se résout pas en loisirs pour ceux qui travaillent, ni en mieux-être pour ceux qui souffrent ; au contraire, il augmente la tâche et la souffrance de ces derniers, pour aller tout entier à ceux que déjà le superflu embarrasse ; dans le monde capitaliste, aux progrès industriels si merveilleux, la richesse du petit nombre et la pauvreté du plus grand nombre croissent en deux lignes parallèles. Voilà la vérité, d’autant plus effrayante que le peuple travailleur, politiquement libre et s’instruisant de plus en plus, a, dans son élite, conscience de l’injustice à lui faite[1]. »


II

Telle est la loi d’airain et tels sont les corollaires qu’en ont tirés d’ingénieux ou d’éloquens dialecticiens. Sans nous préoccuper en ce moment de leurs commentaires, revenons pour un instant à la véritable théorie classique des salaires, et efforçons-nous, à la suite des auteurs que nous avons cités au début de cette étude, de saisir brièvement les lacunes ouïes vices de définition qu’une analyse plus exacte et surtout une expérience plus prolongée des phénomènes industriels ont pu y faire découvrir.

En repassant les définitions d’Adam Smith, de Ricardo, de Stuart Mill même, concernant les salaires et en les rapprochant des faits qui se sont produits depuis qu’elles ont été formulées, les économistes contemporains s’accordent, en général[2], à reconnaître à la fois leur évidence et leur caractère incomplet. En ce qui touche notamment la grande loi de l’offre et de la demande, sans cesse mise en relief par Smith et ses successeurs, et illustrée de toute sorte d’exemples, il est incontestable qu’elle exerce une influence considérable sur la rétribution de la main-d’œuvre. Aucun des auteurs qui ont repris d’un point de vue impartial l’analyse du

  1. L’un des derniers venus du socialisme, l’auteur américain M. George, dans non livre célèbre Progress and Poverty, soutient à peu près la même thèse. Dès la première page, il déclare rechercher a pourquoi, en dépit de l’accroissement de productivité du travail, les salaires tendent à un minimum égal à la simple subsistance de l’ouvrier. » C’est, on le sait, par la nationalisation du sol que l’auteur veut remédier aux maux qu’il décrit avec une chaleur communicative.
  2. Voir l’étude de M. Levasseur, la Théorie du salaire dans le Journal des Économistes, 15 janvier 1888.