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« Ourousses » avaient pris beaucoup de terres à l’émir Abdourrhaman-Khan, que bientôt ils s’empareraient de Caboul, et que déjà leurs guerriers marchaient sur cette ville. Les Tchatralis se réjouissaient de la défaite des Afghans, leurs ennemis et, comme ceux-ci passent pour d’excellens soldats, les Russes leur semblaient redoutables.

C’est un fait indéniable : les Afghans sont, en Asie, les premiers par le courage et par leur aptitude aux choses de la guerre. Ils sont remuans, violens, d’un caractère indomptable ; ils aiment les aventures, et, en comparaison de leurs voisins, ils déploient une grande activité. Au contact des Anglais, dans leurs luttes avec les armées indigènes organisées à l’européenne, ils ont acquis une certaine instruction militaire. S’ils avaient dépensé au nord et à l’ouest la somme d’efforts qui leur a été nécessaire pour défendre leur indépendance menacée à l’est, il n’y a pas de doute qu’ils eussent agrandi considérablement leur empire durant ces cinquante dernières années, ils auraient porté leur frontière au-delà de l’Oxus et sans doute au pied de l’Elbrouz, et les Russes auraient eu à les combattre au lieu des khans de Khiva et des émirs de Bokhara ; la lutte eût duré plus longtemps, mais les résultats en eussent été plus considérables et plus décisifs, La question d’Asie centrale eût été tranchée d’un seul coup ou au moins simplifiée singulièrement par la suppression d’un des facteurs considérables : la puissance afghane et son prestige. Mais l’histoire a des fatalités, elle aime à traîner en longueur les affaires, et l’on a alors le spectacle de petits peuples « ayant l’âme chevillée au corps » et placés par la géographie à côté de colosses qu’ils tiennent en éveil, qu’ils importunent, à qui ils mordent le talon, comme la fourmi fit au vilain tenant en joue un pigeon qu’il ne put tirer, parce que la fourmi lui fit tourner à temps la tête. L’Afghanistan en est une grosse ; elle servira au plus habile de ses voisins, à celui pour le compte duquel elle mordra « l’autre, » à moins qu’ils ne l’écrasent.

Mais aucun des deux puissans rivaux ne paraît avoir un intérêt immédiat à cet écrasement d’un auxiliaire probable. L’Afghanistan a donc chance de vie tant que ses voisins ne seront pas tombés d’accord. Les émirs de Caboul s’efforcent d’être aimables avec l’un et l’autre ; mais, les Anglais s’étant déclarés leurs protecteurs, c’est à eux qu’ils s’adressent quand il s’agit de rectifier la frontière ou d’augmenter le chiffre des bataillons au moyen de roupies.

La construction du chemin de fer transcaspien les a beaucoup inquiétés : ils se rendent compte de son importance stratégique ; ils comprennent que les Russes ont de la sorte pris définitivement