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pour une pareille tâche, et puis le modèle est capricieux, de seconde en seconde il change d’aspect, et le paysage chaudement éclairé pâlit, vous glace. Rien qu’à le regarder, j’en serre ma pelisse plus près du corps.

Le froid devient terrible. C’est pourtant le se mars. Le thermomètre baisse avec une rapidité inquiétante : à sept heures dix, il marquait — 16° ; à huit heures, il saute à — 21° ; à huit heures et demie, — 22° ; à neuf heures vingt, — 22°, 5. Le ciel est étoile, pas de vent, la lune est étincelante : vingt-cinq minutes plus tard, à neuf heures quarante-cinq, — 26°.

La nuit est d’une clarté étonnante, le calme de l’atmosphère est parfait, pas un souffle d’air ne le trouble. Les étoiles scintillent aussi nettes qu’on les peut voir ; l’œil malade supporte à peine l’éclat sans pareil du croissant de la lune qui éblouit : lampadaire illuminant une coupole encore plus « vêtue d’or » que celle de la mosquée Tillah-Kari de Samarcande.

Non, jamais la voûte céleste ne m’a paru aussi grande que sur le Pamir ; les montagnes semblent un léger tressaillement de la terre, et le feu qui lance une chétive flamme, un imperceptible feu follet, et les hommes autour, des gnomes, pas plus gros que des infusoires. Quelle grandeur au-dessus !

À deux heures vingt minutes, la lune étant toujours si lumineuse qu’on distingue les objets à l’intérieur de la tente, je vais regarder le thermomètre. Mais où donc est passé le mercure ? Il est gelé, bien gelé. Craignant de me tromper, je montre l’instrument à Capus ; on allume la lanterne, et, malgré les manipulations, le mercure reste gros comme un grain de plomb et bel et bien gelé.

Les quelques Kirghiz du Rang-Koul, obéissant aux ordres du chef du poste établi par les Chinois, font preuve d’une grande malveillance. Nous devons nous procurer par la force les bêtes de somme indispensables. Nous userons de ce procédé aussi longtemps que nous serons sur le territoire de Kachgar. Les indigènes, naturellement peu enclins à la bonté, ont été du reste terrifiés par les mesures sévères prises contre ceux qui avaient aidé la dernière expédition russe.

Toujours réquisitionnant, nous arrivons à Ak-Tach, au bord de l’Oxus, qui disparaît sous la glace et la neige.

Nous trouvons dans une encoignure de la vallée le seul édifice que l’homme d’ici ait eu le courage de construire : il est consacré à la mort. Et cela devait être dans un pays où la vie est une exception bizarre, presque inexplicable, où l’homme ne végète que parce que c’est un animal qui a une fameuse envie de vivre ; ou