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A six heures du matin, le 20 mars, — 16°, 5. Pépin montre une face affreuse, tuméfiée, des lèvres énormes, aux gerçures sanguinolentes ; il ne peut ouvrir les yeux et ne voit plus. Capus est boursouflé, son nez a les marbrures de la lèpre, il est méconnaissable ; c’est le plus hideux des botanistes. Je suis, parait-il, « un peu mieux conservé. »

Tous nos Kirghiz ont les yeux malades, ils se plaignent du mal de tête, les chevaux sont à moitié fourbus. Encore quatre ou cinq journées pareilles, et tout le monde sera hors de combat et l’expédition terminée. Commençons par garnir les estomacs. Nous achetons deux moutons à l’ousbeg et nous régalons la troupe, qui sent son courage renaître. Le soleil collabore à cette réfection ; nous avons 35 bons degrés à deux heures ; à l’ombre, seulement 4 degrés de froid.

La journée est charmante et fait oublier la veille. Tous déploient une activité comparable à celle de nos paysans lorsqu’ils tuent leur porc soigneusement engraissé et qu’ils en célèbrent l’exécution gaîment. On fabrique de la charcuterie. Les bottes sont graissées, les vêtemens séchés, les armes fourbies, les chevaux pansés, les selles et les sangles réparées ; ils se rasent la tête, on entend des rires, des chansons même. Les malades pommadent leurs joues de suif, lavent leurs yeux à l’eau chaude ; Satti-Koul, le guide, donne les preuves d’une paresse remarquable ; il évite soigneusement la besogne. Il est vrai qu’il a les yeux gonflés ; il se tient la tête baissée, dans l’attitude d’un homme qui cherche quelque chose à terre : il cherche l’occasion de ne rien faire. Questionné au sujet de la route qui nous attend, il répond invariablement : « Dieu seul le sait ! » Deux hommes manquent à l’appel et deux chevaux. Que sont-ils devenus ? On n’en sait rien. Il nous reste vingt-deux hommes.

A mesure que le soleil descend, la gaité s’en va. Pour la nuit, on rassemble les chevaux. Ils sont attachés par le pied à la longue corde tendue à ras de terre avec des piquets de fer. Les hommes s’entassent autour des feux allumés près des bagages, ils bavardent longtemps, assis sur leurs talons, les bras croisés, le corps en avant tendu à la chaleur du foyer sans flamme. Quelques-uns, plus fatigués, s’étendent de suite pour dormir. Ils s’allongent tête-bêche, les jambes entrelacées, afin de se tenir chaud. Les rôdeurs d’Europe qui passent souvent la nuit à la belle étoile ont de semblables habitudes.

Au confluent des rivières du Kizil-Aguin et du Kizil-Art, les amas de neige sont considérables, et plus d’une fois nous remontons sur les collines qui bordent les berges. En bas, on se noierait dans 2 mètres au moins de neige en poudre. Enfin, nous