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coupe plus facilement. Car on les devra couper à chaque instant dans la neige, lorsque les bêtes s’abattent, que les doigts sont gourds et ne peuvent de faire les nœuds. Je ne parle pas d’autres menus objets qui tous ont leur importance. Je suis entré dans les détails avec l’intention de montrer à quel point les préparatifs de notre entreprise étaient compliqués, et que le voyage a cela de commun avec la guerre, qu’il faut le préparer avec prudence et l’exécuter avec audace. Nous sommes bien décidés et nous irons jusqu’au bout. Nous espérons qu’en France, en cas d’échec, on ne nous jettera pas la pierre, et, si nous réussissons, qu’on ne nous blâmera pas d’avoir osé.


II

— Bonne santé ! Au revoir ! et nous partons. On se retourne une dernière fois sur la selle, on élève le fouet, on salue du bras,… et en avant ! Nous ne nous retournons plus. Nous sommes bientôt dans le défilé qui mène à la passe de Taldik.

D’abord la neige n’est pas profonde, 1 mètre à peine, et le sentier est solide, relativement, grâce à la gelée. Puis la montée commence, et nous grimpons sur les roches ; les pentes n’ont point gardé de neige, et la gelée qui nous sert dans le bas nous est ici un obstacle ; elle a rendu les pentes glissantes, et malgré les excellentes jambes des bêtes et leur énergie, les chutes commencent, peu dangereuses, la pierre étant garnie d’un tapis moelleux et très épais. À chaque instant, on fait halte, afin que les chevaux reprennent haleine, puis l’ascension recommence ; les chevaux, tête basse, les naseaux dilatés, se cramponnent aux aspérités, et le sol cède souvent sous leurs pieds, la croûte se rompt, une pierre se détache, et ils montent à l’assaut nerveusement, comme pris de la peur du vide qu’ils guignent de l’œil ou sentent derrière eux. À bout de souffle, ils s’arrêtent, les jambes raidies, leurs flancs s’élèvent et s’abaissent par la poussée et le ressac de l’air. Quelles courageuses bêtes !

À huit heures, nous mangeons une galette de pain au sommet du Taldik, à 3,700 mètres environ. Il s’agit maintenant de sortir de l’étroite vallée de même nom qui conduit au plateau de l’Alaï. Nous suivons une crête, car la vallée est étroite et ensevelie sous des monceaux de neige où un cavalier disparaîtrait. Des rochers de quartzite passent leurs pointes à travers, ainsi que des sommets d’édifices enfouis sous la lave d’une éruption. Celle-ci est blanche. Puis nous quittons cette crête partageant la vallée, et nous en