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De l’autre côté du a toit du monde, » nous devions trouver dans les montagnes les épaves du grand naufrage des races dans l’antiquité, et, au-delà, les Indes. Mille bonnes raisons pour nous lancer dans une aventure périlleuse, en dépit de prédictions sinistres qui ne se réalisèrent qu’en partie, ainsi que l’on va pouvoir en juger.

Nous avons trouvé deux personnes qui sont d’avis que nous réussirons sans doute, le général Karalkof et le capitaine Grombchefski, un jeune officier très entreprenant, qui a voyagé dans le nord du Pamir en été. D’après le capitaine et les chefs kirghiz que nous questionnons, sur le plateau de l’Alaï qui précède celui du Pamir, il y aurait très peu de neige ; la passe de Kizil-Art, située au-delà, serait toujours libre, et nous la franchirions sans difficultés pour atteindre le toit du monde. Une fois sur le toit, les difficultés seraient peu considérables, la neige devant y être peu profonde. Plus loin, on ne sait pas, on pense que nous pourrions nous diriger droit sur le Kandjout, et de là gagner les Indes. D’après les khans kirghiz, les obstacles sont au commencement du voyage et pas à la fin. L’important, disent-ils, est de franchir les passes de l’Alaï et d’emporter des provisions pour un mois environ.

Selon les personnes opposées à notre voyage, et qui raisonnent d’après leur expérience du Pamir ou ce qu’elles en ont entendu dire, non-seulement nous ne pourrons franchir l’Alaï, mais nous y resterons sous la neige des avalanches ; quant au plateau de l’Alaï, il est certainement encombré de neige, et sur le Pamir c’est la même chose. A en croire la grande majorité des pessimistes, nous courons à une mort à peu près certaine. Mais il est un point sur lequel tout le monde est d’accord, c’est que le Pamir est à peu près complètement inhabité, et nous sommes sûrs de n’y pas trouver en nombre les Kara-Kirghiz, pillards qui nous barreraient la route dans la belle saison. Si la région n’est pas libre de neiges, elle le sera d’hommes durant une bonne partie du chemin, grâce à l’hiver. Le froid, dit-on, nous enlèvera toute énergie, et l’altitude considérable, en raréfiant l’air, nous mettra dans l’impossibilité de faire le moindre effort musculaire ; puis, les vents constans et terribles là-haut soulèvent des tempêtes de neige épouvantables, etc. Telles sont quelques-unes des raisons qu’on nous donne de renoncer à l’entreprise. Nous sommes entêtés, et nous partirons.

Nous passerons par le Taldik, presque en face de la passe de Kizil-Art, la deuxième porte du Pamir. Faisons nos préparatifs.

D’abord nous vendons nos chevaux, bien que nous soyons sûrs de l’excellence de leurs jambes. Nous les remplacerons par des chevaux de l’Alaï, élevés dans la montagne et accoutumés aux hivers