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instrumens de travail, parviennent à se donner en service et, sur une production accrue, à obtenir des gages ou plus assurés ou plus élevés. Cette genèse de la propriété privée, elle est parfaitement indiquée, non-seulement par l’étude attentive des textes anciens et des chartes du moyen âge, mais beaucoup plus encore par l’examen de ce qui s’est passé, sous les yeux des Anglais, dans beaucoup de districts de l’Inde, et de l’évolution dont on est témoin encore aujourd’hui dans le mir russe et dans la dessa (collectivité) javanaise.

Partout le fait instinctif, inconscient, généralisé, a précédé la loi. En voulez-vous d’autres exemples ? La propriété littéraire ou artistique, la propriété des inventions : certes, ce sont là, suivant beaucoup d’observateurs frivoles, des créations absolues de la loi ; sans elle, dit-on, aucun de ces droits n’existerait. Si, ils existeraient tous, parce qu’ils sont conformes à la nature des choses : seulement, l’exercice en serait entravé. Il n’est pas besoin que la loi édicté qu’un auteur est propriétaire de son manuscrit et le peut vendre à qui il lui plaira, pour que, en fait, tout écrivain soit libre de disposer de sa chose était quelque facilité pour y réussir, au moins en partie. Au siècle dernier, il y a deux siècles, un auteur en renom pouvait vendre son manuscrit quelques milliers de francs à un libraire ; celui-ci l’imprimait en cachette, le tirait à un grand nombre d’exemplaires et le lançait dans le public. Sans doute, d’autres libraires pouvaient en faire des contrefaçons que la loi ne punissait pas. Mais le premier détenteur du manuscrit avait l’avance sur tous les autres, une avance de plusieurs mois (car il faut du temps pour publier un ouvrage) ; en outre, les concurrens tard-venus devaient hésiter, sauf pour des ouvrages tout à fait recherchés, à se lancer dans de grands frais quand le libraire ayant traité avec l’auteur aurait épuisé la première vogue, qui est de beaucoup la plus abondante. Ainsi, la propriété littéraire existe avant toute loi ; seulement, sans le secours de la loi, l’exercice de ce droit est entravé, il n’est que partiellement productif. De même pour la propriété des inventions ; elle est bien avant la loi, pour une certaine durée du moins, dans la nature des choses et dans le sentiment des peuples. M. de Molinari, dans son récit de voyage au Canada, nous fait connaître an singulier précédent de la propriété des inventions. Quand un sauvage, nous dit-il, a découvert un terrier, il le marque d’un certain signe, et personne ne vient lui disputer le droit exclusif de prendre les animaux qui s’y peuvent trouver. Le propriétaire d’une invention mécanique ou chimique peut en garder le secret pendant quelque temps, l’appliquer en silence, faire le mystère autour d’elle ; cela le gêne sans doute, mais il peut néanmoins ainsi en