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toujours de perdre ce pouvoir qu’il a difficilement conquis. Or, ce ne sont pas seulement des idées, des sentimens, ce sont aussi des intérêts qui, dans nos âpres sociétés contemporaines, peuvent être favorisés par la possession du pouvoir. Un ministre célèbre, grand théoricien, disait un jour que la politique n’est pas l’œuvre des saints. Devançant cet aveu, l’écriture, toujours si merveilleusement perspicace, a assigné aux violens la domination de ce monde : violenti rapiunt illud. La violence dans les luttes politiques modernes se dissimule le plus souvent sous la ruse et l’intrigue, mais la partialité reste. Elle est encore accrue par un des effets de ce principe si actif, la division du travail et la spécialisation des professions. La conduite des affaires d’état devient un métier, non pas gratuit ; on vit de l’état, comme on vit de l’autel ; mais il y a partout deux personnels rivaux, sinon trois ou quatre, qui se disputent cette pitance, l’un jeûnant pendant que l’autre se repaît, chacun ayant sa clientèle et tenu de la satisfaire. Ainsi, l’état moderne, que les philosophes et les abstracteurs considèrent comme la plus désintéressée de toutes les personnalités, est, en fait, voué à la partialité, à la partialité sans relâche. Quelques hommes d’état, d’un esprit élevé, d’un cœur personnellement détaché des intérêts purement pécuniaires, peuvent essayer d’échapper à cette tendance ou de la modérer ; ils n’y réussissent guère, ils sont obligés de faire de constans sacrifices au parti qui les a portés et qui les soutient ; s’ils ne sont pas partiaux par inclination, ils sont obligés de le devenir par tactique et avec résignation.

Si l’on s’en tenait à la simple théorie, on croirait aussi que l’état est la personnalité la moins pressée qui soit, celle qui, pour l’exécution de ses volontés, a devant elle le temps le plus étendu, qui peut ne pas se hâter, faire tout avec mesure et avec poids. C’est encore là une erreur : les détenteurs de l’état moderne sont des détenteurs précaires ; ils savent qu’ils n’auront que deux, trois ou quatre ans, rarement sept ou huit, pour exécuter leurs plans, pour satisfaire leur parti. Des ministères de dix, quinze ou vingt années, comme ceux de Sully, de Richelieu, de Colbert, de Louvois, sont en dehors de leurs visées. Il faut qu’ils agissent vite, sans hésitation, sans repos, sinon le rival qui les talonne, le successeur présomptif, qui est l’ennemi, les surprendra, les renversera avant qu’ils aient rien fait. De là cette activité papillonne qui effleure tout à la fois, qui s’étourdit de son perpétuel bourdonnement. On sait combien la possession précaire est fatale à une terre, à une entreprise ; cette possession précaire a pour les états des inconvéniens analogues, moindres, si l’on veut, quand est bornée la sphère d’action que la coutume ou les lois ouvrent aux pouvoirs publics, mais énormes