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retirer en définitive. S’il avait tué beaucoup de Marocains, ses propres pertes, par comparaison, étaient bien plus sensibles. L’ennemi se rapprochait, resserrant le cercle. De son camp, La Moricière avait expédié au kaïd d’Oudjda trente mulets chargés de cartouches ; de Nemeurs, pareil envoi avait été fait au kaïd du Rif. Telle était, vers le 15 décembre, la situation de l’émir.

Que faire ? Déjà la défection se mettait parmi les siens. Ses frères mêmes, Si-Moustafa et Si-Saïd, allèrent d’abord camper avec une vingtaine de tentes chez les Beni-Snassen, puis le premier envoya demander l’aman au général de La Moricière ; le 21 décembre, il se présenta au camp français. Ce même jour, l’émir, acculé à la mer, fit passer sur la rive droite de la Moulouïa, par un gué voisin de l’embouchure, la deïra fugitive ; mais, pour couvrir le passage, il fut obligé de sacrifier la moitié de son infanterie et ses cavaliers les plus braves. Superbe de vaillance, dans une situation désespérée, donnant l’exemple à tous, il eut, dans ce combat suprême, son burnous criblé de balles et trois chevaux tués sous lui. Désormais à l’abri des Marocains, la deïra campait sur la terre algérienne. Après avoir donné aux siens le conseil de se rendre aux Français, Abd-el-Kader, suivi d’un petit nombre de cavaliers fidèles, s’éloigna vers le sud ; lui seul ne désespérait pas encore ; rien n’était tout à fait perdu, s’il parvenait à gagner le désert.


IV

D’après les instructions précises du duc d’Aumale, la frontière était strictement gardée. De nombreux postes de correspondance étaient échelonnés à très petite distance les uns des autres, de sorte que les moindres incidens étaient portés sans retard à la connaissance de La Moricière. Le soir venu, il fit partir secrètement deux détachemens de spahis revêtus de burnous blancs ; le premier, commandé par le lieutenant Mohammed-bou-Khouïa, alla occuper le col de Kerbous, le seul point par où l’émir pût espérer de trouver passage ; l’autre, commandé par le lieutenant Ibrahim, se tint en arrière, à mi-chemin du col au camp français.

A deux heures du matin, La Moricière se mit en marche avec la plus grande partie des troupes. La nuit était sombre ; il pleuvait à torrens. A mi-chemin, le général rencontra les députés de la deïra qui venaient faire soumission ; en même temps, on entendit quelques coups de feu. Deux spahis arrivaient an galop : Abd-el-Kader avait essayé de forcer le col ; quelques minutes après, ce fut le lieutenant Bou-Khouïa, suivi de deux cavaliers de l’émir. Abd-el-Kader faisait demander au général l’aman pour lui-même et pour son escorte ; en manière de lettre de créance, ses envoyés