Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 89.djvu/465

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ses classes pour savoir que « l’argent est roi du monde. » Il suffit enfin de regarder autour de soi et de lire les journaux pour savoir qu’il y a, en effet, des mariages d’argent, et qu’il y a des adultères ; qu’il y a de vieux garçons grugés par la famille de leur gouvernante, et de vieux maris captés par la famille de leur femme ; qu’il y a des ménages qui ne durent qu’à cette condition que l’un des conjoints pardonne ou tolère l’infidélité de l’autre ; qu’il y a des hommes qui épousent la fille de leur maîtresse ; qu’il y a des courtisanes, des larrons, des receleurs, des meurtriers.

Au demeurant, ces jeunes auteurs, qui nous rappellent ces réalités avec une particulière insistance, ne sont pas tous inconnus ; les noms de plusieurs, qui ont fait leurs premières armes sur un autre terrain, disent la qualité de leurs compagnons. « Victorieux dans le roman, » ces écrivains confessent de bonne grâce qu’ils ont « à conquérir la scène. » Or, à propos de leurs livres, on nous a expliqué déjà comment ils sont pessimistes. En bien d’autres temps et d’autres pays, l’homme a paru méchant, la vie mauvaise : qu’est-ce donc aujourd’hui, où le conflit des intérêts matériels emploie seul presque toute l’énergie humaine ? Qu’est-ce donc chez nous, Français, dont l’état social et politique est un malaise plus décourageant que la douleur ? Et nos poètes, hier, exaltaient le « dieu déchu » et le reportaient jusqu’aux cieux ! A le trouver si bas, les nouveau-venus s’irritent : pour se venger de leur déception, ils le rabaissent encore. De l’héritage du romantisme, ils n’acceptent rien que ce vase d’amertume où quelques génies avaient le droit de mouiller leurs lèvres[1] ; tous Renés, tous Olympios, — tons « enfans du siècle, » parbleu ! — ils font de ce vase d’amertume leur pot-au-feu quotidien. Ne les accusons pas d’orgueil : ils admettent que leur prochain y vienne tremper la soupe ; ils ne supposent pas qu’il se puisse procurer ailleurs un aliment moins acre. Ils font la même grimace que firent quelques grands hommes ; ils n’en sont pas plus fiers : ce balayeur la fait comme eux. Ni ce balayeur ni, sans doute, eux n’éprouvent tout à fait la même souffrance que leurs illustres devanciers, mais quoi ! ils sentent le mal physique, voire le mal moral ; et si le mal métaphysique ne les tourmente guère, c’est qu’à ce tourment, qui sévissait il y a un demi-siècle, a succédé une espèce d’atonie désespérée. Leur pessimisme a donc assez de raisons, il est de bonne foi. Au reste, il s’exprime avec trop de soin, il prend trop de peine pour qu’on soupçonne ici quelque mystification. Qui plaisanterait si laborieusement, serait la première victime de sa plaisanterie et s’arrêterait bien vite. Au bout d’un de ces romans, accuser

  1. Voir la première des Études sur la France contemporaine, par George Renard ; Savine, éditeur.