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de société, celui qui se charge de défrayer les autres, est l’appétit de l’argent. A la chasse de cette proie, autant que s’il était sauvage, l’animal est féroce.

Quel instinct pourrait vaincre ou seulement modérer celui-là ? Est-ce l’amour ? Il apparaît à peine comme une idée, mettons une velléité, qu’une littérature chimérique aura suggérée à une jeune fille : au premier obstacle qu’elle rencontre, la somnambule se réveille (la Prose). Elle épouse un homme sain, réfractaire à ces prestiges ; il ne connaît que les réalités sonnantes, il en a sa part, elle aussi : une nouvelle raison sociale est constituée, à l’instar de celle des parens. A leur tour, dans vingt ans, ces époux doteront leur fille et chercheront pour elle un homme riche. Un agonisant, s’il assure à sa femme une bonne succession par contrat de mariage, sera le plus beau parti (Au mois de mai). Entre temps, il se peut que l’adultère se glisse dans la maison, et même qu’il tourne à l’inceste : il se peut que la mère et la fille trouvent leur plaisir aux bras du même personnage (la Sérénade). Bah ! lorsqu’il est poursuivant, l’homme n’hésite pas à prendre, avec la dot, une jeune personne compromise (la Prose) ; une fois marié, il accepte avec résignation l’infidélité de sa femme (la Sérénade). Aussi bien, il lui est loisible de la tromper, même habituellement : ce n’est pas cette bagatelle, à moins qu’elle ne coûte trop cher, qui détruira le confort du ménage (Monsieur Lamblin). La famille allant de ce train-là, des fils ne sont pas étonnés, au lit de mort de leur mère, d’apprendre de sa bouche que l’un d’eux n’est que le demi-frère des autres : le second, pour se dénoncer comme l’intrus, n’a besoin que d’un peu de bonne volonté ; l’aîné, le cadet ne demandent qu’à le croire sur parole et se détachent de lui sans effort (Entre frères). Cependant ces manières de sentir et d’agir sont celles des gens qui ont la vie assurée : s’ils ne sont pas tout à fait repus (c’est le privilège de l’homme, apparemment, de ne l’être jamais), ils sont déjà pourvus d’une portion abondante ; moins généreux que le lion, qui parfois n’a plus faim, ils sont enclins pourtant à quelque mansuétude. Mais les autres ! Ceux qui rôdent par la société, le ventre creux, les dents longues ! Les femelles surtout sont redoutables. Elles n’exercent pas leurs rapines superbement, à la façon des fauves. Mais l’araignée n’est pas plus patiente, ni plus atroce dans l’art de saisir, d’envelopper et de dépecer une proie (Esther Brandis) ; mais un malheureux, sur qui plusieurs de ces créatures s’acharnent, donne l’idée d’un naufragé couvert d’une famille de crabes (la Pelote). Riches ou pauvres, encore tous ces gens-là ont-ils une condition régulière : ces mœurs, à tout prendre, ne sont que des mœurs bourgeoises. Celles des filles, des voleurs et des assassins (Belle Petite, la Fin de Lucie Pellegrin, En famille) ne sont pas si décentes.