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Enfin on voudrait lui disputer cette gloire, il lui resterait encore celle d’avoir été, bien plutôt que Linné, le véritable créateur en Europe des études d’histoire naturelle. Dans l’histoire de la science comme dans celle de la littérature, nous avons eu beaucoup de « grands hommes » à meilleur marché.

Mais si nous hésitons à nous prononcer sur la valeur du savant, nous pouvons louer en toute assurance l’écrivain et le philosophe. L’un et l’autre ils sont de ceux qui font honneur à l’esprit français, par la solidité de leur bon sens, l’étendue de leur esprit, et la grandeur du service qu’ils ont rendu à la langue. Ils sont de ceux dont nous devrions faire plus de cas que nous n’affectons d’en faire, en vérité comme si nous avions tant de Buffons parmi nous ! Et ils sont de ceux enfin que les étrangers, s’ils leur appartenaient, les Anglais ou les Allemands, ne craindraient pas d’égaler aux plus grands. Cependant, après avoir connu la gloire, et après avoir eu, de son vivant même, ce que l’on pourrait appeler tous les honneurs de son génie, — les encyclopédistes ne s’en sentaient pas de dépit ou d’envie, — on ne saurait dire que Buffon soit tombé tout à fait dans l’oubli ; mais je crois bien que nous donnerions volontiers la Théorie de la terre pour les Fausses Confidences, et les Époques de la nature pour la Religieuse ou Jacques le Fataliste. Roman et théâtre, théâtre et roman, n’est-ce pas aujourd’hui toute la littérature ? Sachons du moins ce que nous perdrions, et que ce jour-là, pour un roman assez vulgaire, diffus, prolixe et même un peu obscène, ou pour une fort jolie comédie, un peu mièvre, peut-être, nous aurions donné tout simplement l’une des œuvres maîtresses de la littérature du XVIIIe siècle, et peut-être de la langue française. C’est ce que nous avons essayé de montrer ; et, à ce propos, tandis que l’Académie française, à une autre extrémité de la France, louait éloquemment un pauvre homme de poète, qui ne valait sans doute pas de si longs et de si beaux discours, nous serions heureux, que le lecteur songeât que, de tant d’orateurs, elle en eût bien pu députer un ou deux vers Montbard.


F. BRUNETIERE.