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jugé. Les défauts de Buffon paraissent de loin, étant de ceux qui portent, pour ainsi dire, avec eux leur enseigne, mais plus on lit et plus on relit les grandes parties de son Histoire naturelle, plus on y découvre de qualités rares, de mérites profonds, plus on l’admire, et moins on comprend la dédaigneuse indifférence qu’affectent aujourd’hui pour lui les demi-lettrés et les demi-savans.

J’en connais bien quelques raisons, et je pourrais dire au besoin comment la réputation de Buffon a décru. Les encyclopédistes ne l’aimaient pas, j’entends ici les petits encyclopédistes, ceux de la seconde génération, les « garçons de boutique, » dont Voltaire n’est devenu le chef nominal qu’en leur soumettant sa propre indépendance, et ceux qui, s’ils n’ont certes pas « persécuté » Rousseau, n’en ont pas moins exaspéré jusqu’à la folie son ombrageuse et maladive susceptibilité. Si Montesquieu n’était pas mort à temps, ils l’auraient aussi lui arrangé comme ils ont fait Rousseau, comme ils ont fait Buffon. « Ne me parlez pas, disait d’Alembert, ne me parlez pas de votre Buffon, ce comte de Tuffières, qui, au lieu de nommer simplement le cheval, s’écrie : La plus noble conquête que l’homme ait jamais faite est celle de ce fier animal qui… « Et Rivarol lui répondait : « Oui, c’est comme ce sot de Jean-Baptiste Rousseau, quand il dit :


Des bords heureux où naît l’Aurore
Aux bords enflammés du couchant ;


au lieu de dire de l’est à l’ouest ; » mais il aurait pu bien mieux répondre encore. Si d’Alembert reprochait à Buffon son emphase, Grimm, le baron de Grimm, lui reprochait de « manquer d’idées, » s’étonnait, en Allemand de son temps qu’il était, du « cas singulier que l’on faisait à Paris du style, n et prédisait avec autorité qu’un jour la gloire de M. Daubenton éclipserait celle de Buffon. Ou bien, dans ses Mémoires, le seul livre de lui qui soit encore lisible, Marmontel allait plus loin, réduisant le mérite entier de l’auteur de l’Histoire naturelle à celui d’un « poète distingué dans le genre descriptif, » attaquant jusqu’à son caractère, et nous le présentant comme un courtisan assidu des puissances, et même un peu servile. « Comme Buffon voyait que l’école encyclopédique était en défaveur à la cour et dans l’esprit du roi, il craignit d’être enveloppé dans le commun naufrage, et pour voyager à pleines voiles, ou du moins pour louvoyer seul et prudemment parmi les écueils, il aima mieux avoir à soi sa barque libre et détachée. » Et, en effet, à l’Encyclopédie, le premier usage que l’on devait faire de sa liberté, c’était de l’abdiquer aux mains des Diderot ou des d’Alembert ; mais Buffon, fort de sa naissance, de sa situation de fortune et de sa valeur, avait la prétention de ne dépendre que de lui-même. Pourquoi faut-il seulement que les