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parle au peuple selon le cœur du peuple. Il a dans ses légendes adopté les croyances de ses nouveaux lecteurs ; son rationalisme ne bannit plus les miracles et le surnaturel. Alors même que, chez lui, l’écrivain semblait mort dans le chrétien, il a ouvert aux lettres russes une veine nouvelle, nationale à la fois et populaire. Au point de vue même de l’art, à ce point de vue inférieur et païen dont il rougirait d’avoir souci, ses œuvres morales ne sont pas sans beauté. Il a retrouvé la parabole évangélique, ce qui n’était guère permis qu’à un Russe écrivant pour des Russes. En travaillant à l’édification de ses frères, il a fait, malgré lui, œuvre d’artiste.

Ce ne sont plus les grands écrivains qui accomplissent les révolutions religieuses. Léon Nikolaïévitch a peut-être moins de disciples que les apôtres en kaftan ou en touloup. Sa doctrine manque trop d’ossature dogmatique pour servir de squelette à une secte, à une église. Rares sont les adeptes qui mettent ses préceptes en pratique. çà et là, quelques propriétaires essaient, à son exemple, de vivre en paysans sur leur bien seigneurial. Pour ne pas se convertir à sa religion, la Russie n’en ressent pas moins l’influence de l’enseignement de Tolstoï. Sous leur légère enveloppe de moralités et de légendes, les idées de Léon Nikolaïévitch ressemblent à des graines ailées, emportées au loin par le vent. Offert sous cette forme enfantine et revêtu d’un merveilleux naïf, le « tolstoïsme, » ramené à une sorte de poème de charité et de fraternité, reprend une vérité idéale, ne fût-ce que cette antique et banale vérité, que ni la science, ni le progrès matériel, ni l’argent, ni les machines ne possèdent le secret du bonheur. C’est là une vieillerie qu’il est bon à un peuple de s’entendre rappeler à un soir de siècle ; et, pour le faire en des contes d’enfans, l’auteur du Filleul n’est pas tombé en enfance.


VI

Si nous nous sommes attardé aux rêveries des réformateurs russes, ce n’est point que du moujik, ou de l’écrivain de génie, nous attendions ni renaissance religieuse, ni rénovation sociale. De cette broussaille de sectes, enchevêtrées comme des ronces, rien n’annonce qu’il doive jamais sortir un arbre de haute tige, aux branches assez larges pour abriter un monde.

La Russie, il est vrai, nous apparaît comme un laboratoire d’idées religieuses aussi bien que de réformes sociales. Pourquoi ne s’élaborerait-il pas, dans la cervelle ou dans le cœur de ses rustiques prophètes, un moderne évangile que d’ignorans apôtres viendront,