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revient au même, c’est le vieux dogme de la chute, qui symbolise les misères et les faiblesses de notre nature. 11 semble parfois croire à la bonté native de l’homme, croire qu’il suffirait de le délier de tout lien pour le rendre bon. Dans sa confiance en la discipline intérieure, il ne tolère de contrainte d’aucune sorte. Ce que les croyans n’attendent que de la grâce, il semble l’attendre de la nature, que toute sa doctrine violente.

Quel est l’idéal politique et social de ce mystique, qui prétend imposer aux hommes une vie si contraire à tous les appétits du vieil homme ? C’est, à bien des égards, le retour à l’état de nature, après avoir, il est vrai, extirpé de l’homme de la nature les plus invétérés des instincts naturels. L’humanité doit renoncer à tout ce qui fait l’honneur, la beauté, la sécurité de la vie. Tolstoï reprend le paradoxe de Rousseau. Seulement, chez lui, l’être abstrait des philosophes du XVIIIe siècle est devenu un être vivant ; « l’homme de la nature » a pris corps dans le moujik. Comme Rousseau, Tolstoï croit que, pour être heureux, les hommes n’ont qu’à s’émanciper des besoins factices de la civilisation. Ne lui objectez pas le progrès, l’industrie, les sciences, l’art : autant de grands mots vides. Son dédain de la civilisation, pour laquelle il a des traits plus durs que Jean-Jacques, Léon Nikolaïévitch ne le puise pas dans sa misanthropie ou dans les déceptions de son amour-propre, mais dans sa compassion pour la souffrance humaine. Avec nombre de réformateurs populaires, il se persuade que la pauvreté des uns provient de l’opulence des autres ; qu’accorder à ceux-ci le superflu, c’est enlever à ceux-là le nécessaire. Pour lui aussi, tout homme qui vit de ses revenus est un parasite, « pareil au puceron qui dévore les feuilles de l’arbre qui le porte. » Pour lui aussi, l’intérêt de l’argent est une iniquité. Il n’a pas assez de sarcasmes pour « ce rouble fantastique » dont on rogne chaque année quelques kopeks sans l’épuiser jamais, il va plus loin, il bannit de sa république l’argent, qui permet à l’homme de s’approprier le travail d’autrui et qui a rétabli un nouvel esclavage plus dur que l’ancien, l’esclavage impersonnel, plus inhumain que l’esclavage personnel. Si chaque famille ne peut produire ce qu’elle consomme, il veut que les produits soient échangés en nature.

Tout homme doit vivre du travail de ses mains, « à la sueur de son front, » dit l’Écriture. Ici encore, Tolstoï renchérit sur Rousseau ; mais, pour lui, le travail n’est pas seulement un devoir, c’est un remède moral, c’est l’agent du salut. Encore une idée qui lui est commune avec maint sectaire du peuple. Les molokanes aussi érigent le travail en devoir religieux, affirmant « qu’il est aussi indispensable à l’homme que le pain et l’air[1]. » On a dit que Tolstoï préconisait le travail manuel comme un contrepoids au travail cérébral, comme une sorte d’exercice ou de sport, par hygiène, pour

  1. Voyez Iouzof, Rousskiié Dissidenty, p. 160.