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pierre l’avait déjà mis en pratique. La vie plus encore que la parole de Soutaïef a été, pour Tolstoï, une révélation. Il savait que le fils de Soutaïef s’était laissé mettre au cachot plutôt que de porter un fusil et de prêter serment. Il savait que Soutaïef ne souffrait ni clôture ni serrure, qu’il laissait ses granges et ses armoires ouvertes, et que, lorsqu’on le volait, son premier soin était de mettre ses voleurs en liberté. Soutaïef a été le maître ; Tolstoï, le disciple, l’évangéliste ou le docteur qui tient la plume et expose la doctrine : il a été le Platon du rustique Socrate.

Autre ressemblance entre Tolstoï et maints apôtres du peuple. Pour prendre à la lettre le Sermon sur la montagne, Tolstoï, comme Soutaïef, comme les molokanes, n’en est pas moins rationaliste à sa manière. De même que Soutaïef, il s’inquiète peu du dogme. Sa religion n’a en vue que la vie. Soutaïef ignore ce qu’il y a là-bas, derrière le ciel ; Tolstoï nie catégoriquement la vie future. En devenant chrétien, il est resté nihiliste. Il n’admet, pour l’homme, d’autre immortalité que celle de l’humanité. A l’en croire, le vrai christianisme n’en connaît pas d’autre. Jésus, dit-il, a toujours enseigné le renoncement à la vie personnelle ; or la doctrine de l’immortalité individuelle, qui affirme la permanence de la personnalité, est en opposition avec cet enseignement. La survivance de l’âme à la mort n’est, comme la résurrection des corps, qu’une superstition contraire à l’esprit de l’évangile.

D’accord avec Soutaïef, avec les doukhobortses et tant d’autres, Tolstoï place le salut en cette vie. C’est ici-bas qu’il prétend construire la Jérusalem divine. Il n’attend pas pour cela que le Christ descende sur les nuées ; il ne croit ni aux prophéties, ni aux miracles. Il est millénaire, mais à la façon de Comte ou de Fourrier. La différence, c’est que la clé de son paradis, il ne la demande ni à la science, ni à la richesse, ni à la politique, les sachant impuissantes pour le bonheur. La transformation de l’humanité, il ne l’espère que de la transformation intérieure de l’homme ; et, en cela, il est assurément plus sage que la plupart des réformateurs qui raillent ses utopies. De même que ses humbles frères du peuple, il cherche la route des Eaux-Blanches, des mystérieuses Bélovody, où il n’y a ni pope, ni ispravnik, ni collecteur d’impôts, ni capitaine de recrutement. Cet Eldorado, il peut se vanter d’en avoir découvert le chemin. Pour rentrer au paradis retrouvé, l’humanité n’aurait qu’à le suivre ; elle n’a qu’à quitter le péché et à pratiquer l’amour. Si les hommes vivaient en frères, ils n’auraient besoin ni de gendarmes, ni de soldats, ni de tribunaux. L’erreur est de croire que l’humanité en masse puisse jamais suivre l’étroit sentier du renoncement, et tout un peuple passer par la porte basse de l’abnégation.

Ce que Tolstoï oublie trop, c’est la nature humaine, ou, ce qui