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de la civilisation. Tolstoï n’en a cure. Il ne porte guère plus d’intérêt à l’état que le raskolnik, qui voit dans l’état le royaume de l’enfer. En vrai Russe et en vieux-Russe, il ne recule devant aucune conséquence de sa doctrine. Pour l’auteur de Ma Religion, église, état, culture, science, ne sont que des idoles creuses, condamnées par Jésus, par les prophètes et tous les vrais sages, « comme le mal, comme la source de perdition. » Il croit, à sa façon, au règne de Satan. Il veut, lui aussi, détruire cette société maudite et renouveler la face de la terre. Pour cela, il suffit d’appliquer les préceptes évangéliques. Les hommes n’ont qu’à vivre en frères : ils réaliseront ici-bas le royaume de Dieu qui n’est que la paix parmi les hommes.

Sont-ce là des idées nouvelles sur la terre russe ? Ne reconnaissons-nous point, dans l’enseignement du grand écrivain, ce que nous avons maintes fois rencontré chez d’obscurs réformateurs de village ? N’est-ce point, par exemple, ce que balbutiaient, à leur manière, molokanes ou doukhobortses, ce qu’ils ont essayé de réaliser dans leurs colonies de la Molotchna ? Ne prétendaient-ils pas, eux aussi, établir ici-bas le règne de Dieu en fondant la fraternité et l’égalité ? N’ont-ils pas, longtemps avant Tolstoï, prohibé le serment et déclaré que les enfans de Dieu n’avaient que faire des tribunaux et des lois humaines ? N’avaient-ils pas déjà condamné la guerre et l’état militaire, d’accord en cela avec des chrétiens de tout temps et de tout pays, des quakers anglais aux mennonites allemands ? Car il y a bien des vieilleries dans toutes ces nouveautés ; s’il est quelque chose de propre à Tolstoï, ce n’est guère que l’accent de tendresse de sa charité. Et cette tendresse même se retrouve chez nombre de ses émules du peuple. Des moujiks ont prêché avant lui que tout le christianisme était dans l’amour. Pour savoir « ce qui fait vivre les hommes, » Soutaïef n’a pas attendu la révélation du prophète d’Iasnaïa-Poliana. Entre le paysan de Tver et l’ancien seigneur, la ressemblance est grande. C’est au fond même doctrine, et si l’un a emprunté à l’autre, ce n’est pas le paysan.

Tolstoï a vu Soutaïef ; il l’a consulté sur les maux du peuple ; il a appris de lui le secret d’être utile aux misérables[1]. Singulière rencontre que celle au moujik inculte et de l’aristocratique écrivain, dans le pays du monde où il y a le plus d’intervalle entre les deux extrémités de la société ! Tolstoï ne l’a point caché : celui des deux qui a le plus reçu, c’est lui ; et que pourrait, d’ailleurs, un homme du monde enseigner à un homme du peuple ? Ce que le gentilhomme civilisé formulait dans son cabinet en belles maximes, le tailleur de

  1. Que faire ? p. 185.