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la pensée russe ? La révélation attendue, Dostoïevsky et Tolstoï ont l’un et l’autre essayé de la proférer ; et tous deux ont, à leur manière, annoncé le même message d’amour. La foi vive de Dostoïevsky s’est épanchée, en une sorte de mysticisme humanitaire d’une chaleur contagieuse, mais trop vague pour qu’on en puisse tirer un corps de doctrine. Il en est autrement de Tolstoï. Moins modeste ou plus naïf, il n’a pas craint de nous donner le code du nouveau christianisme. A ce titre, il a sa place dans la galerie des sectaires contemporains, entre le tailleur de pierre Soutaïef et le cordonnier Tikhonof, l’apôtre des soupireurs de Kalouga.

A vrai dire, le grand écrivain est, lui aussi, un primitif. C’est, en quelque façon, un molokane ou un Soutaïef qui a passé par l’université. Il connaît l’art, les littératures, les sciences de l’Occident ; mais tout cela n’a point entamé son âme russe. Dans la sphère religieuse comme dans le domaine social, le grand écrivain est presque aussi ingénu qu’un Soutaïef. Lui aussi croit que la parole de salut, le talisman sacré qui doit guérir les plaies de l’humanité est encore à découvrir ; et, pour le trouver, il lui semble qu’il n’y a qu’à prendre l’évangile et à bien lire. Lui aussi, en matière théologique ou économique, est un autodidacte, cherchant solitairement la vérité dans la nuit, à la lueur de sa lampe de pétrole. S’il n’ignore pas ce qu’ont fait les autres avant lui, il l’oublie volontiers. Peu lui importe que le monde déjà vieux ait peiné des siècles sur le saint livre et sur les éternelles énigmes ; il a le goût du Russe pour la table rase. Il prétend tout apprendre par ses propres lumières, et se persuade aisément que tout est encore à trouver. Tolstoï s’étonne, un moment, d’avoir vu le premier ce que des millions de chrétiens avaient cherché avant lui ; mais cela ne le fait pas douter de sa découverte. Il a la confiance de l’adolescent ou de l’homme du peuple qui croit qu’on peut tout découvrir et tout résoudre. Il se fait sa religion, Ma Religion, comme il dit ; et comment la fait-il ? — comme les réformateurs populaires.

C’est même méthode, mêmes procédés. Il ouvre l’évangile, et il l’interroge comme un livre nouveau tombé du ciel hier, y apercevant des vérités inconnues, des sens cachés. De même que Soutaïef, il a une cinquantaine d’années quand il s’avise de demander au vieux livre la véritable doctrine du Christ. La grande différence, c’est que, au lieu de se contenter des versions russe ou slavonne, il recourt à l’original, au texte grec. Il se souvient de ses études classiques, il s’aide des meilleurs dictionnaires ; mais tout cet appareil scientifique ne change en réalité ni les procédés ni les résultats de son exégèse. Comme ses aînés du peuple, il suit le texte sacré verset par verset. Son interprétation est le plus souvent