Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 89.djvu/431

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

loi divine et de traiter tous leurs semblables comme des frères et des sœurs.

Tel est l’évangile de ce simple d’esprit, et, avec la double logique de la foi et de l’ignorance, il tire naïvement de ce principe d’amour des conséquences subversives de l’état et de la société. Il prétend, ce tailleur de pierre, réformer le monde en commençant par son village. Pour lui, c’est même là l’essentiel, car, naturellement, il est, lui aussi, millénaire à sa façon. Comme tous ces lecteurs solitaires du Nouveau-Testament, il a, durant les longues veillées d’hiver, peiné sur l’Apocalypse. Il attend la nouvelle Jérusalem : il en prépare l’avènement. Son apostolat n’a qu’un but : établir le règne de Dieu sur cette pauvre terre souillée par le vice et la misère. Dans l’autre vie ce croyant n’a qu’une foi incertaine. « Ce qu’il y a là-bas, s’écrie-t-il en montrant le ciel, je l’ignore. Je ne suis pas allé dans l’autre monde ; peut-être n’y a-t-il là que des ténèbres. » Aussi répète-t-il : « Il faut que le royaume de Dieu arrive ici-bas. »

Comment le réaliser, ce royaume de Dieu ? Pour un moujik, cela est simple : il n’y a qu’à établir la communauté, à supprimer la propriété, qui engendre l’envie, le vol, la haine. C’est le communisme par horreur du péché : la communauté détruira l’égoïsme. Les seigneurs, les riches doivent « restituer la terre. » Ils le feront d’eux-mêmes, quand on les aura convaincus ; car l’apôtre ne veut violenter aucun de ses frères : on ne force personne dans le royaume de Dieu. Pour opérer la grande révolution, il ne faut qu’un peu de lumière à l’esprit, un peu d’amour au cœur. De même que la propriété, Soutaïef réprouve le commerce et l’argent démoralisateur. Il avait 1,500 roubles d’économies, il les a distribués aux pauvres ; il avait de créances, il les a brûlées.

Avec la propriété et l’argent disparaissent les tribunaux devenus inutiles ; puis les collecteurs de taxe et les fonctionnaires qui vivent aux dépens du peuple ; puis l’armée, car la guerre est supprimée, tous les hommes étant frères. Quand le starchine de sa commune vient exiger ses contributions, Soutaïef répond par des citations de l’Écriture. Le starchine se paie en saisissant une des vaches du contribuable récalcitrant. Traduit devant les tribunaux, le réformateur oppose aux lois des hommes la parole de Dieu. De même pour l’armée. Le dernier de ses fils, Ivan, est appelé au service : on lui ordonne de prêter serment ; le jeune conscrit allègue qu’il est défendu de jurer ; on lui commande de prendre un fusil, il refuse disant : « Il est écrit : tu ne tueras pas. — Imbécile ! lui objecte un chef bon enfant, il n’y a pas de guerre ; ton temps se passera à la caserne. » Tous les raisonnemens n’y font rien. On jette l’insoumis en prison ; on le met au pain et à l’eau ; il repousse toute