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Soutaïef, au dire du prêtre de sa paroisse, était le paysan le plus pieux, le plus assidu aux offices. Quand il se mit en révolte contre son pasteur, il avait cinquante ans passés. Une contestation sur le casuel, pour l’enterrement d’un de ses petits-fils, détermina la rupture. Comme on lui demandait pourquoi il ne fréquentait plus l’église, a parce que, répondit-il, on n’en revient pas meilleur et parce que tout s’y paie. — Puis, ajoutait le paysan, j’ai l’église en moi. » Toute sa doctrine découle de cette maxime également chère aux mystiques et aux rationalistes du peuple. Le pope de son village le fit en vain admonester par un archiprêtre. Soutaïef et ses proches, l’évangile à la main, discutèrent avec l’ecclésiastique : « Nous sommes des créatures nouvelles, disaient-ils, des créatures régénérées. Nous étions dans l’erreur ; maintenant, nous savons. » On leur envoya le chef de la police ; ils s’en débarrassèrent avec un billet de 10 roubles. Comme on lui reprochait de former une secte : « Nous ne formons pas de secte, répliqua Soutaïef, nous voulons seulement être de vrais chrétiens. — Et en quoi consiste le vrai christianisme ? — Dans l’amour. » Sa religion est tout entière dans ce mot. Pour lui, toute la loi est dans l’exercice de la charité. Ce que ce moujik a en vue, c’est « une vie nouvelle, c’est l’organisation de la vie chrétienne. »

Le paysan de Tver fait bon marché des austérités ascétiques aussi bien que des aspirations mystiques. Toute la doctrine de cet idéaliste est tournée vers la vie pratique. En cela il est bien Russe. C’est la vie qu’il veut transformer par la charité, comptant sur l’évangile pour ramener parmi les hommes la paix et la justice. Quand M. Prougavine lui demande : « Qu’est-ce que la vérité ? — La vérité, répond Soutaïef, c’est l’amour dans la vie commune. » Ici encore, il est bien de son pays ; ce qui le préoccupe, ce n’est pas son salut, c’est le bien de ses frères et le salut de la société. Toute la religion se réduit pour lui à la pratique de la justice ; il n’y a d’utile et de sacré que ce qui apprend à l’homme à mieux vivre. S’il tient les rites et les sacremens pour superflus, c’est qu’il n’a pas remarqué que les hommes en devinssent plus vertueux. Aussi repousse-t-il obstinément le ministère du prêtre. Un petit-fils lui naît, il refuse de le laisser baptiser ; un autre meurt, il veut l’enterrer dans son jardin, sous prétexte que toute terre est sainte ; et comme on le lui défend, il cache le cadavre sous son plancher. Il marie sa fille lui-même, et, quand on lui dit : « Tu ne reconnais pas le mariage ? — Ce que je ne reconnais pas, réplique-t-il, c’est le mariage menteur. Si je me bats ou me querelle avec ma femme, il n’y a pas de mariage, parce qu’il n’y a pas d’amour. » En mariant ses enfans, il se contente de leur recommander de vivre selon la