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la défense de la patrie. D’autres ont montré une telle obstination à ne pas porter les armes que le gouvernement a dû ne les employer que dans les ambulances et les services auxiliaires. Se soumettent-ils, dans la pratique, aux lois et aux autorités, les molokanes les nient souvent encore en théorie. Non contens de ne pas reconnaître l’empereur comme l’oint du Seigneur, ils contestent l’utilité de l’institution monarchique, s’appuyant sur les objections de Samuel contre la royauté de Saül. Avec le pouvoir impérial, ils rejettent les distinctions de classe, les grades et les titres, comme contraires à l’Évangile[1]. Si, en dépit de ces maximes révolutionnaires, ils vivent paisiblement sous l’autorité des pouvoirs qu’ils nient en droit, on les a soupçonnés de ne se résigner à l’obéissance que par nécessité, jusqu’au moment où les vrais chrétiens seront assez forts pour secouer le joug des enfans du siècle et établir le règne des saints.

Comme la plupart des sectaires russes, les molokanes ont des ambitions apocalyptiques. Leur rationalisme ne les a pas défendus des espérances millénaires. Ils ont, eux aussi, leurs songes de prochaine rénovation de la terre ; ils attendent, sous le nom d’empire de l’Ararat, le règne universel de la justice et de l’égalité. De même que Léon Tolstoï, beaucoup d’entre eux semblent croire que, pour construire ici-bas la Jérusalem céleste, il n’est pas besoin que le signal en soit donné par la trompette de l’archange. Les hommes n’ont qu’à s’entendre pour vivre en frères, et la cité de Dieu surgira d’elle-même parmi eux.

Aux buveurs de lait se rattache un groupe de sectaires qui n’ont pas voulu attendre l’établissement de l’empire de l’Ararat pour mettre en pratique leurs rêves de transformation sociale. Comme ils prêchaient la communauté des biens, ils ont été appelés obchtchie, ce qu’on ne saurait guère traduire que par communistes. A leur tête était un certain Popof, qui commença son apostolat, vers 1825, en distribuant ses biens aux pauvres. Des villages entiers du gouvernement de Samara adoptèrent cette doctrine, moins dure sans doute à des oreilles russes qu’à des oreilles françaises. L’enseignement de Popof était directement inspiré de l’Évangile et des Actes. En mettant leurs biens en commun, ses prosélytes prétendaient imiter les premiers chrétiens déposant leurs richesses au pied des apôtres. Pour couper court à cette singulière propagande, le gouvernement transporta Popof, avec ses principaux adhérons, au-delà du Caucase. Le prophète parvint, après des années de misère, à constituer autour de lui une nouvelle communauté. Cela lui valut d’être de nouveau déporté, cette fois dans les déserts de la Sibérie

  1. Kostomarof, Otetch. Zapiski, mars 1889.