Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 89.djvu/421

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comprendre ses idées religieuses et sociales, il faut replacer Léon Nikolaïévitch dans le cadre de la vie russe, parmi ces paysans qu’il a tant pratiqués. Il est, cet aristocrate, de la famille des voyans et des saints du raskol. Sa religion est du même sol que la leur ; elle a un goût de terroir marqué. On retrouverait les articles de son Credo dans les bégaiemens des apôtres de villages. On dirait presque qu’il a condensé et codifié les incohérentes doctrines des sectes populaires. Il semble nous en donner la synthèse on la somme ; non que le grand romancier ne soit qu’un écho ou un reflet du moujik. Loin de là, peu d’hommes ont plus d’individualité ; il est, en toutes choses, enclin à rejeter les notions reçues et à se faire sa foi à lui-même ; mais, en dépit de son origine et de son éducation, c’est un esprit de même trempe que ses paysans, un homme de même -sang que les prophètes rustiques.

Telle hérésie villageoise dont le promoteur anonyme savait à peine quelques chapitres de l’évangile semble une ébauche informe de la Religion de Tolstoï. Le rationalisme mystique, qui fait le fond du tolstoïsme, n’a point attendu la conversion de l’auteur de Guerre et Paix pour faire son apparition sur la terre slave. Ce que Tolstoï appelle « sa religion, » plus d’un hérésiarque du peuple pourrait la revendiquer comme sienne. Ce que Tolstoï offre au monde pour le délivrer du mal, — libera nos a malo, — plus d’un ancien serf l’a prêché à travers la forêt ou la steppe. Il y a là matière à de curieux rapprochemens. Avant d’examiner les théories religieuses ou sociales de Léon Nikolaïévitch, nous allons résumer ici les doctrines de deux ou trois sectes populaires. On jugera mieux de la ressemblance ; il sera facile alors de démêler ce qui appartient à l’homme et ce qui revient au peuple.


I

Entre tous les obscurs devanciers de Tolstoï, nous ne signalerons dans le passé que deux sectes étroitement liées l’une à l’autre par l’histoire, les doukhobortsy ou athlètes de l’Esprit, et les molokany ou buveurs de fait[1]. Ce sont deux sectes rationalistes à tendances radicales, qui prétendent mettre en pratique le vrai christianisme, le christianisme spirituel. Nous n’insisterons ici que sur les points de leur doctrine par où, à deux ou trois générations d’intervalle, ces sectes jumelles anticipent sur les idées de Tolstoï. Comme ce dernier, ces « chrétiens spirituels » se flattent

  1. Ce nom bizarre semble un sobriquet donné à ces sectaires, parce qu’ils usent librement de laitage aux jours où cet aliment est prohibé par l’église.