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d’ailleurs point du tout sentimental ; l’autre, idéaliste, rêveur, et l’âme d’artiste la plus tendre qu’on ait vue depuis Raphaël et Corrège. Aussi, loin d’être tenté par le brillant destin de son protecteur, après ses trois obscures années d’études, il retourna dans sa chère Séville, pour y mener jusqu’au bout son heureuse et féconde carrière.

Mais vous croyez peut-être qu’Esteban Murillo, après cette longue pratique des grands vénitiens, est revenu de Madrid brillant coloriste ? Point du tout. Regardez, au Louvre, la Cuisine des anges. C’est un des tableaux peints par notre jeune artiste pour le petit cloître des capucins de Séville, l’année même de son retour. Deux autres de ces tableaux sont à l’Académie de Saint-Ferdinand, et ce sont les plus anciennes toiles connues de Murillo, les premières qui lui aient été commandées.

Certes, elle est charmante, cette œuvre de jeunesse ; elle respire une grâce, une naïveté et une fraîcheur de sentiment dignes des plus mystiques ombriens. Voici déjà le faire de Murillo, dans ce dessin souple et harmonieux, dans cette touche aisée et moelleuse ; voici même, dans les personnages humains de cette scène fantastique, le naturalisme du maître, dont nous aurons à parler. Mais où donc est la couleur ? Sur des réminiscences du Pérugin et de Raphaël, le jeune peintre a répandu les ombres crues et noires de Ribera. — Mais retournez-vous, et regardez sur la paroi en face cette éblouissante Nativité de la Vierge, le plus savant et le plus suave fouillis de nuances, véritable gageure d’un Rubinstein de la palette. Est-ce bien le même artiste ? et qui l’a transformé ? Lui-même. Seulement il y a mis cinq années de méditations et de travail solitaire. Et il en mettra deux encore pour arriver à la magistrale Vierge au chapelet. On ne peut guère citer que Lesueur qui ait eu cette force étrange de grandir ainsi sans maîtres et dans la solitude. Mais l’exemple de Murillo est plus surprenant. En somme, ce n’est qu’à trente-cinq ans passés qu’il fut maître de son génie et qu’il en déploya simultanément les aspects si variés.

Car, disons-le en passant, ses différens styles, désignés en Espagne par les épithètes de froid, de chaud, de vaporeux, et tous caractérisés d’ailleurs par le sentiment et l’emploi dominant de la couleur, sont, quoi qu’on en ait dit, très distincts l’un de l’autre. Que le style proprement dit, qui réside surtout dans les harmonies du dessin et le caractère des figures, soit presque partout le même, soit : mais il n’y en a pas moins, chez Murillo, plusieurs manières très diverses. Et le plus surprenant, c’est que ce ne sont point là, comme chez Raphaël et d’autres, des transformations successives de l’esthétique et des procédés du maître. Non, c’est une souplesse permanente de sa pensée, qui dure trente années, et qui le pousse à présenter ses