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indolens ou emportés, n’ont-ils pas l’air de n’éprouver pour qui les contemple que la plus parfaite indifférence ? « Oui, semblent-ils dire, me voilà. Vous me regardez, mais cela m’est égal, et je ne vous demande ni votre admiration ni votre sympathie. Sans m’inquiéter de vous, je continue à vivre et à faire ce que je fais. » Et l’on dirait, en effet, que le maître a dérobé à ses héros leur existence même, leurs pensées et leurs actes, pour les mettre sur sa toile. Ce ne sont pas de vaines images que nous avons sous les yeux, mais des hommes vivans, et peu s’en faut que nous ne nous laissions prendre, devant eux, à l’égarement du pieux Énée avec l’ombre de son père Anchise.

Que sera-ce donc lorsque nous contemplerons. cette évocation de la vie et ce même réalisme idéal, — qu’on me passe le mot, — non plus dans une figure isolée, mais dans des groupes de personnages, dans des compositions d’ensemble, comme la Reddition de Bréda et la Fabrique de tapis ? C’est là surtout, devant ces deux grandes toiles, qu’il faudrait amener nos jeunes artistes épris du naturel et de la vérité !

En 1626, l’importante place de Bréda se rendit, après un siège de dix mois, à l’armée espagnole du marquis Spinola. C’était un grand fait de guerre, quelque chose comme la prise de Dunkerque par Condé ; et, de même que le marquis de Leyde, Justin de Nassau remit les clés de Bréda à Spinola. Cette victoire fut célébrée en Espagne par des fêtes religieuses, des pièces de théâtre, etc. Philippe IV en fit faire aussitôt, par le peintre José Leonardo, un grand tableau qui n’est pas sans mérite. Vingt ans après, pour se consoler sans doute de ses cruels revers, le roi en demanda un autre à son peintre favori ; et Velasquez, ami de Spinola, ne se le fit pas dire deux fois. C’est ici qu’il faut Voir avec quelle simplicité le maître conçoit un solennel sujet d’histoire.

Au milieu de la campagne, à quelque distance de la ville, qu’on aperçoit dans le fond, les deux généraux, suivis chacun de son escorte, ont mis pied à terre et se rencontrent, le chapeau à la main. Nassau, vu de profil et ployant à demi le genou, présente les clés à Spinola, qui, au lieu de les prendre, commence par mettre amicalement la main droite sur l’épaule du vaincu, et lui adresse un petit compliment. Voilà le centre du tableau. En arrière de Spinola, plusieurs officiers espagnols, tête nue aussi, regardent les deux généraux avec des expressions de fierté calme ou de sympathie pour l’intrépide vaincu, qui peignent admirablement des âmes de soldats. Derrière cet état-major, une ligne d’infanterie, hérissée de ses mousquets et de ses piques (d’où le surnom des Lances donné au tableau), et vous avez sous les yeux ces fameux