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sombres et les plus théâtrales ne sont plus que des Sassoferrato ou des Albane.

Avouons-le : pour épris que l’on soit du naturalisme, on ne regarde plus aujourd’hui que par curiosité, dons les musées, ces hideux supplices que Ribera a vingt fois répétés : ce saint Barthélémy qu’on écorche et dont le sang ruisselle sous les couteaux ; ce saint Laurent rôti sur le gril, l’un et l’autre, d’ailleurs, de mine aussi farouche et aussi patibulaire que leurs bourreaux ; ce saint Jérôme décharné qui frappe d’une grosse pierre les os de sa poitrine ; ce Prométhée déchiré par le vautour et dont les entrailles s’étalent comme celles d’un cheval de picador éventré. — On ne saurait dire ce qui répugne le plus dans ces œuvres féroces, ou de l’horreur du sujet, ou de la brutalité des types, ou de ces larges taches noires qui, en guise d’ombres, couvrent les trois quarts de la toile, et qu’on ne peut attribuer, hélas ! ni à une mauvaise matière colorante, ni à la patine du temps.

Eh bien ! il est bon de rappeler ici aux artistes, pour les mettre en garde contre la popularité, que cette peinture, à son apparition, eut une vogue dont rien aujourd’hui ne peut donner la moindre idée. Ribera s’était établi à Naples, où, comme on sait, il a passé toute sa vie. Naples, alors, c’était encore l’Espagne, et le valencien, poussé vers le genre violent par les conseils perfides de quelques envieux qui pensaient le perdre, y trouva, au contraire, la gloire et la fortune. Ce fut un engouement prodigieux. Nous pensons aujourd’hui avoir le goût des arts, parce que tout Paris se précipite au printemps vers l’exposition de tableaux, parce que quelques peintres se bâtissent des hôtels et sont fêtés dans les salons. Mais nous ne sommes, en style d’atelier, que des bourgeois auprès des Italiens de ce temps-là. Les arts avaient pris dans ce monde passionné la place de la politique disparue ; c’était la grande, l’unique affaire. Bien peu d’artistes ont gagné des trésors comme Joseph Ribera ; aucun, sans excepter le Titien ou Rubens, n’a mené comme lui le train d’un grand seigneur. Notez que deux peintres, le Giuseppino et Guido Reni, l’égalaient en renommée et en richesses, et ces rivaux se disputaient l’Italie tout comme les tyrans de la renaissance, Hélas ! et souvent par les mêmes moyens.

Je sais ce que l’on va me dire. Ces noirs tableaux ont une puissance de facture, une sûreté de main, une finesse dans les détails, une vérité et une vie dans ces corps modelés en quelques coups de brosse, des qualités enfin telles, que les gens du métier s’y arrêtent à bon droit. Il n’en est pas moins regrettable que le souvenir de Ribera reste surtout attaché à ces œuvres violentes qu’il a trop prodiguées et qui font oublier ses dernières œuvres, les meilleures. Car il se ravisa, lui aussi : il se souvint du Corrège et