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cette physionomie d’Italien, si différent de tous ses compatriotes, et peut-être trop oublié de nos artistes.

On sait dans quelles favorables circonstances il apparut, au milieu d’une précoce et universelle décadence de la peinture italienne. Les grands maîtres étaient morts ou près de disparaître ; mais leurs innombrables élèves, Hélas ! ne suivaient pas leurs traces. Tous, d’un bout de la Péninsule à l’autre, à Rome comme à Florence, à Parme comme à Venise, se ralliaient à la soi-disant école de Michel-Ange : c’est-à-dire que, du dangereux colosse, ils ne voyaient et n’imitaient que les défauts. C’est l’époque où une légion de barbouilleurs, quelques-uns très renommés dans leur temps, ont couvert tant de palais et d’églises de ces fresques tapageuses, dont tout l’art consistée mettre le plus possible en évidence une prétendue science anatomique par des effets de muscles et de raccourcis, par les attitudes les plus tourmentées et les gestes les plus invraisemblables. Et, devant ce déluge de platitudes, tout le monde criait au miracle, dans la patrie de Raphaël, de Léonard de Vinci et du Titien !

Aussi fut-il plus hardi que Masaccio, l’homme qui, en face de la peinture de pratique triomphante, en appela résolument à la nature et défia une armée d’artistes dont plusieurs avaient un réel talent, une renommée bruyante et, par-dessus tout, la faveur des papes et des princes. Et, non-seulement il réclamait, comme point de départ indispensable, le modèle vivant, mais il ne choisissait pour modèles que des têtes expressives, et leur demandait moins la beauté que le caractère individuel. Par là, tout d’abord, il s’éloignait de la tradition italienne. Mais il s’en éloignait davantage encore en tournant le dos, aussi souvent qu’il le pouvait, à la Bible et aux Métamorphoses d’Ovide, pour s’en aller prendre ses sujets de tableaux dans des cabarets, des tripots, des corps de garde. Il faut se reporter en pensée à la société, à l’art pompeux et académique de ce temps-là pour mesurer la hauteur de cette insolence ! Elle réussit pourtant, comme toutes les révoltes nécessaires. Amerighi eut une école nombreuse et ardente, et un public assez fanatique pour lui faire une gloire de ses défauts.

Comment cet esprit puissant et qui voyait si juste, cet amant de la nature et de la vérité, en vînt-il à fausser l’élément essentiel de la peinture, la lumière ?… Il eut un jour cette prodigieuse idée, pour donner le plus de relief possible à ses figures, de ne les éclairer que d’un côté, l’autre se noyant dans une ombre opaque. Je veux bien qu’il ait trouvé, à Parme et à Venise, chez de grands maîtres qui ne sont pas toujours égaux à eux-mêmes, l’idée fâcheuse du modelé par les ombres. Mais il y avait un abîme pour arriver de