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musée du Prado. Où sont, me disais-je devant ces toiles si extraordinaires et si peu visitées, où sont les peintres d’antan ? La race est-elle perdue de ces enfans qui partaient jadis, de Paris ou d’Anvers, le bâton à la main et l’escarcelle vide, s’arrêtant dans les villes à peindre un portrait ou à barbouiller une chapelle, pour gagner quelques écus ? Rien ne coûtait à leur foi, et ils oubliaient tout, lorsque, du haut des Alpes, ils s’écriaient, comme les matelots d’Enée : Italiam ! Italiam ! Trouverait-on aujourd’hui, par exemple, un compagnon comme ce petit Moya, l’ami d’enfance de Murillo, qui, un beau jour, prend le mousquet pour aller en Flandre aux frais du roi, et là déserte et se sauve à Londres, toujours à la poursuite de Van Dyck ?

Nos jeunes peintres n’ont plus ces naïfs enthousiasmes. La plupart ne s’éloignent guère de Paris ; et c’est bien souvent moins par nécessité que par mode, sous le prétexte que Paris est aujourd’hui le plus grand centre d’études artistiques, et que les étrangers y viennent en foule apprendre et exposer. Beaucoup aussi prétendent que les tendances et les procédés modernes de la peinture leur rendent superflue l’étude des anciens maîtres. C’est justement ce préjugé, bien digne de notre âge vaniteux, qui me revenait à l’esprit dans les salles du Prado.

Il ne se peut pas, en effet, qu’un amateur français, devant le formidable réalisme des maîtres espagnols, ne songe aux entreprises et aux succès de notre plus jeune école, cette école naturaliste, née d’hier dans le désarroi de nos ateliers, et qui a pour but déterminé l’imitation de la nature humaine sous ses aspects les plus vulgaires et dans les proportions de la réalité. Elle transporte sur la toile les théories qui ont tant abaissé, depuis dix ou quinze ans, notre littérature. Mais, dans le domaine de la peinture, ces théories sont infiniment plus justes, et la faveur publique ne s’égare point en saluant les hardis novateurs. Nous peindre les hommes de la campagne ou de l’usine sans les accommoder en figurans de théâtre, nous mettre sous les yeux toute la rude simplicité de la vie rustique ou de la vie ouvrière, c’est très bien. Il ne l’est pas moins, assurément, d’appliquer ce système réaliste à des sujets plus nobles, à tous ceux, en somme, que peut aborder le pinceau. C’est là un besoin universel du goût contemporain, et, vous tous qui tentez de le satisfaire, vous êtes dans une voie heureuse et féconde. Mais ne criez pas à la nouveauté ! Car, ce qui vous rend justement fiers, cette recherche de la vérité réelle et affranchie de toute convention, ce dédain des banalités académiques, c’est précisément ce qui caractérise par-dessus tout les grands peintres de l’Espagne.