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du jour et des chants de l’oiseau ! Quelle révolte contre le temps, dans l’explosion de l’orchestre qui rejette Juliette aux bras de Roméo ! Puis, quand l’aube a triomphé, quel pressentiment de l’avenir, quel demi-sourire mélancolique dans la phrase délicieuse : Un jour il sera doux à notre amour fidèle De se ressouvenir de ses tourmens passés ! réponse consolante de Shakspeare au mot amer de Dante, que nous rappelait naguère la fin désolée du duo de Lohengrin !

Voici enfin le troisième, le dernier duo d’amour, et d’amour dans la mort, d’où il tire une nouvelle grandeur. Cet amour ne s’interrompra qu’un instant, pour renaître et ne plus mourir. « Nous nous en allons, a dit Lamennais, vers notre vraie patrie… Mais, à l’entrée, il y a un passage où deux ne sauraient marcher de front, et où l’on cesse un moment de se voir ; c’est là tout. » Aussi, la douleur de Roméo n’est-elle point le désespoir ; au contraire, elle est pleine d’espérance. Il entre d’un pas ferme dans le souterrain, et chante d’une voix assurée. L’idée de survivre à Juliette ne l’a pas effleuré. Il ne veut que donner un baiser à ce corps charmant avant d’en rejoindre l’âme encore plus charmante. O ma femme ! s’écrie-t-il, et de la même phrase dont il l’enveloppait vivante, éperdue d’amour, il la salue sur sa couche mortuaire. Dans cette dernière scène, on entend monter peu à peu la vie au cœur de Juliette, au cœur de Roméo l’épouvante et la joie. En même temps que la vie, l’amour ressaisit l’âme de la jeune femme, et les mélodies anciennes se réveillent avec elle. Encore un dernier chant de Roméo : Console-toi, pauvre âme ! épuré, pacifié par l’approche de la mort, et terminé par un coup d’aile vers la lumière. Puis, comme à la fin de Faust, un poignant souvenir d’autrefois : Non, ce n’est pas le jour. Si ! cette fois encore, c’est bien le jour qui se lève, mais le jour éternel, que salue avec une douceur infinie une dernière reprise du motif d’amour.

Du seuil de ce tombeau, qu’on regarde en arrière, qu’on pense à l’héroïsme d’Alceste, à la douleur d’Orphée, au dévoûment de Léonore ; on mesurera d’un coup d’œil le chemin parcouru. On comprendra que sur le front de Gounod a brillé une auréole nouvelle de jeunesse et d’amour. A l’entrée de sa demeure, une main amie a représenté la blanche théorie de ses héroïnes. Les charmantes gardiennes veillent au seuil de la maison. Et quand le maître passe, Marguerite arrête son rouet, Juliette n’écoute plus le rossignol ; elles regardent en souriant et se disent entre elles, tout bas : Voilà peut-être celui qui nous a le mieux comprises et qui nous a le plus aimées.


CAMILLE BELLAIGUE.