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de sa tour, Brangaine, qui veille, avertit les amans que tout dort et qu’ils peuvent s’aimer.

Il y a d’autres beautés dans cet acte ; notamment, avant le duo, l’appel d’Yseult agitant son écharpe pour guider le bien-aimé, et surtout la prodigieuse page d’orchestre accompagnant l’arrivée de Tristan au rendez-vous. Mais dans notre souvenir, c’est le dernier acte qui domine les deux autres.

Tristan, revenu au vieux burg de son enfance, gît, blessé, sur son lit, par un jour de printemps, dans une cour où l’herbe a poussé pendant sa longue absence. Son écuyer le veille. Assis sur le rebord des remparts que baigne la mer, un pâtre joue des airs d’autrefois. Ici, malgré beaucoup de longueurs, surtout dans le délire de Tristan, qui touche à la folie, l’impression est profonde. Le son de cor anglais exhale une immense tristesse, et devant ce tableau de solitude et d’agonie, mis en scène à Bayreuth avec beaucoup d’art, l’orchestre déroule un admirable poème symphonique. Tout à coup le chant du pâtre s’anime, s’égaie ; il tressaille, il bondit. C’est le vaisseau d’Yseult. On ne voit pas le navire, mais on le suit dans la chanson du berger : il approche, il aborde. Invisible et souterrain, l’orchestre se débat, saute et hurle de joie. Yseult parait, Tristan se lève, et, presque sans une parole, chancelle, tombe et meurt. L’effet est foudroyant. La jeune femme se couche sur le corps de Tristan. Peu à peu elle se relève, et de sa bouche frémissante s’exhale un chant d’extase incomparable. On retrouve ici les sereines beautés du second acte. L’hymne monte, monte toujours, un peu comme le cantique final de Guillaume, et l’amour trop souvent physique et brutal dans le reste de l’ouvrage se transfigure et se purifie par la mort.


VI

Nous touchons au dernier, au premier, peut-être, des musiciens d’amour. Si Gounod (comme il le dit volontiers) a fait beaucoup par et pour l’amour, l’amour a tout fait pour lui. Nul sentiment, ne l’a porté aussi haut. Aucun musicien n’a mieux chanté cette passion. Faust, Roméo, chefs-d’œuvre d’amour ; les stances de Sapho, le duo de Magali, deux pages d’amour, l’une sublime, l’autre charmante. Les messes, les oratorios même respirent une tendresse mystique ; l’auteur de Faust et de Mors et Vita pourrait prendre pour devise, le mot de saint Augustin : Ama et fac quod vis. Du drame de Goethe, Gounod a retranché tout ce qui n’est pas l’amour ; du drame de Shakspeare, il n’avait rien à retrancher : tout y étant amour.

Charles Nodier disait de l’amour physique « qu’il était extrêmement