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vertus de l’amour. André Chénier et Gluck ! Par quelle étrange rencontre a brillé sur leur front ce double rayon de la Grèce ? d’où sont venues, à la veille des jours modernes, des jours violens et souillés, cette poésie douce comme le miel et cette musique chaste comme les marbres d’Hellé ?

Le marbre ! On pense toujours en relisant Orphée, non pas à sa froideur, mais à sa pureté. La première scène, vraiment antique par la simplicité des moyens et la noblesse de la forme, ressemble à un bas-relief funéraire ; elle se déroule comme une frise musicale. Au fond d’un bois sacré, de blanches théories entourent le tombeau d’Eurydice ; Orphée, couché sur la pierre, se soulève pour jeter au milieu du chœur ce seul cri : Eurydice ! Eurydice ! et rien, ni récit, ni air, n’égalerait la désolation de ce cri monotone. Ah ! le sublime veuvage, l’admirable douleur, sans contorsion ni grimace, et, comme toute passion antique, respectueuse de la beauté ! Les récits d’Orphée surtout sont incomparables. Enfermés dans un espace vocal restreint, à peine accompagnés, ils ont une force extraordinaire. Peu de notes, mais quelles notes ! Certes, c’est une belle inspiration que l’air : Objet de mon amour ! surtout dans sa seconde partie ; il a le seul tort de revenir trois fois de suite, comme par couplets. Mais les récitatifs qui relient les trois reprises dépassent de beaucoup l’air lui-même. Aux mânes sacrés d’Eurydice, Rendez les suprêmes honneurs ; ou bien : Eurydice n’est plus et je respire encore ! Quelle intensité, quelle obstination de douleur ! — Quel commentaire du vers de "Virgile : Te veniente die, le decedente canebat !

La douleur, le martyre d’amour, voilà les premières scènes d’Orphée, ou plutôt Orphée tout entier. Pourquoi faut-il que l’Amour, Cupidon, paraisse lui-même et vienne refroidir, en le personnifiant sous un maillot et des jupes de gaze, le sentiment idéal d’Orphée ? C’est là un reste des allégories chères au grand siècle ; cet Amour est encore un peu parent de la Gloire et des Plaisirs de Lulli.

Dans le second acte d’Orphée, on ne trouve pas moins de merveilles que dans le premier : la scène des Enfers et celle des Champs-Elysées, également, bien que diversement admirables. Ici encore, l’amour, partout l’amour. C’est lui qui met aux mains d’Orphée la lyre irrésistible, lui qui le conduit à travers l’Érèbe jusqu’aux prairies de pâles asphodèles où flottent les ombres heureuses, et parmi elles, Eurydice. Un peu insignifiante, la pauvre Eurydice ! Elle accueille Orphée avec surprise, ce qui se comprend, mais, ce qui se comprend moins, avec une certaine froideur. Elle ne chante avec lui que des duos sans passion, comme il sied à une ombre. Elle le presse bien de se tourner vers elle, de la regarder, de