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années après, ce n’est plus qu’un restant d’homme, un vieillard à peine capable de souffrir encore, tant sa moelle et ses nerfs sont usés, qui repose dans ce fauteuil, par tolérance, et fait pendant à cette vénérable mégère, installée dans le meilleur coin par sa fille et sa petite-fille, les propriétaires du logis. Et s’il n’est pas dans la rue, à l’hospice, au diable, c’est qu’il a réservé sa fortune mobilière, et ne l’a encore abandonnée que par testament à ces mêmes femmes, à qui la maison appartient en vertu d’une donation entre vifs… Entre vifs ! Il faut le croire, car ce cadavre est encore jaloux. Et, pour comble de malheur, il assiste aux amours de sa jeune légataire et du cousin ; il est contraint de la doter sans délai, de consentir à son mariage. Enfin, comme les fiancés et la tante l’ont laissé pour aller à une fête, laissé en tête-à-tête avec l’aïeule et sous sa garde, et comme elle s’est assoupie, la douleur qu’il éprouve d’être ainsi bafoué le ranime et le remet debout ; il appelle la concierge, il envoie chercher sa nièce ; il veut, pour lui remettre tout à l’heure des titres, ouvrir son coffre-fort : elles ont emporté la clé ! Pris de vertige, il défait de ses mains tremblantes une liasse de billets qu’il avait dans sa poche (il avait touché, à l’instant, une assez forte somme) : il commence de les fourrer dans des livres sans valeur, qu’il a laissés par testament à sa nièce, parce qu’ils venaient de son neveu. Soudain il s’abat, le nez sur le plancher, mort… Revenue un moment après, la famille de proie ou son homme de loi, l’agent d’affaires, peut demander à la nièce de faire poser les scellés : « A quoi bon ? » répond-elle. — Et de trois !

Et de quatre ! .. Esther Brandès va nous dire si un brave bourgeois, qui a passé la quarantaine, plutôt que de rester garçon, exposé aux gouvernantes, fait bien de se marier. Celui-ci a épousé une jeune fille ; et le voilà, peu d’années après, gravement malade. La moindre émotion doit le tuer ; c’est le médecin qui le dit à sa belle-sœur, — une vieille fille, celle-ci, habitant avec le ménage. Énigmatique personne, en vérité, cette noire Esther Brandès ; noire de vêtemens comme de cheveux, et presque de visage et d’âme. Le mot de l’énigme pourtant, si nous l’avons deviné, c’est amour ; mais l’amour dont il s’agit, ce n’est rien de moins que toute la sensibilité concentrée au profit d’un seul être, — la petite sœur, — par la volonté féminine la plus forte qui se puisse concevoir, dans le plus âpre naturel que puisse produire la race hébraïque : Esther Brandès, pour élever sa cadette, a étouffé son propre cœur ; l’ayant élevée, elle l’a mariée ; l’ayant mariée, elle n’est pas encore satisfaite : elle avait rêvé pour cette jeune tête, sur qui elle a reporté son droit au bonheur, un plus beau parti. Et cet homme, dont la maladie exerce continuellement et renforce l’égoïsme, devient chaque jour un plus maussade compagnon.. « La moindre émotion » a dit le docteur. Et le