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de mauvais propos sur leur souverain, hommes de guerre qu’on soupçonnait d’avoir noué de criminelles intrigues avec le roi de France, étaient l’un après l’autre décollés, étranglés ou pendus.

Pendant que le gibet travaillait, pendant que le sabre du bourreau mangeait et buvait, et que les hauts prélats de la diète forgeaient dans l’ombre les plus équivoques articles de l’Intérim, ce n’étaient que fêtes, joutes, festins, ballets, concerts, algardes, danses welches ou allemandes, entreprises amoureuses et jeu d’enfer. Le margrave Albert et d’autres jeunes altesses jouaient au truc avec des évêques de leur âge, et le margrave criait : « A toi, prêtre ! Gageons que ton coup ne vaut rien. » L’évêque, à son tour, prenant le margrave par le bras, lui disait : « viens, Albert ; allons nous soulager. » Comme il n’y avait dans la salle ni bancs ni sièges, les princes et les plus nobles dames s’asseyaient sur le parquet. « On l’avait recouvert d’un magnifique tapis, bien commode pour s’étendre ; je laisse à penser les embrassades ! » Le véritable vainqueur de Muhlberg, le duc Maurice de Saxe, qui devait, peu d’années après, se retourner brusquement contre Charles-Quint et lui porter de mortelles atteintes, n’avait pas besoin de sortir de chez lui pour s’amuser. « Il demeurait chez un docteur en médecine, père d’une fille nommée Jacqueline. Cette belle créature et le duc se baignaient ensemble, et jouaient aux cartes chaque jour avec le margrave Albert. Ce dernier, se voyant une fois beau jeu, hasarda plusieurs couronnes. « Je tiens ! s’écria la donzelle ; allons, mise égale ! — Avance ton enjeu, riposta le margrave ; nous verrons qui surmontera. » Ceci en bon et franc allemand, et Jacqueline décochait son plus doux sourire. Voilà leur train de vie ; la ville en causait, le diable en crevait d’aise. »

Quand la diète fut congédiée, on avait tant dépensé que toutes les cassettes étaient vides. Plusieurs souverains avaient reçu de leurs sujets des milliers de florins comme argent de jeu ; ils avaient tout perdu. Le duc d’Albe, joueur plus malheureux encore, avait dû laisser aux mains de l’électeur de Saxe, son prisonnier, l’amende infligée au landgrave de Hesse et aux villes, et qui devait servir à acquitter la solde de la garnison. De leur côté, pour obtenir la grâce de leurs princes, les ambassadeurs des souverains évangéliques avaient prodigué l’or et les présens aux grands personnages du conseil. Le seigneur de Granvelle avait été comblé. Au moment du départ, il ne pouvait trouver assez de fourgons et de mulets pour emmener son butin. « Que transporte ce long convoi ? lui demandait-on. — Les péchés de l’Allemagne, peccata Germaniœ, répondait-il. » Sous peine de ne pouvoir rentrer chez soi, il fallait recourir au juif Michel, qui, richement vêtu et tranchant du grand seigneur, se pavanait à cheval, des chaînes d’or au cou, escorté de douze serviteurs. Quand l’escarcelle est vide, les reins