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VI

Depuis Ulysse, le retour du soldat dans ses foyers a servi de thème à tant de variations en prose et en vers, que les écrivains hésitent aujourd’hui à le reprendre. Il n’y a plus que les hommes de génie ou les illettrés pour avoir cette audace. Tolstoï l’a eue dans ses Souvenirs. Le sergent Lawrence l’a eue également dans ses Mémoires, et c’est une audace heureuse. Pour le naturel et la vérité, il ne sera jamais surpassé, et il s’élève par endroits jusqu’à la grandeur épique.

« Nous arrivâmes un dimanche, dit-il, dans la matinée, pendant le service religieux. Nous prîmes le raccourci à travers le cimetière et remontâmes le village, demandant à plusieurs maisons où demeurait John Lawrence (mon père). Je trouvai que c’était dans la même maison où j’étais né ; mais, quoique ça ait l’air drôle, je ne me pressai pas du tout d’y aller. J’avais su par les voisins qu’il vivait encore et qu’il allait beaucoup mieux, de sorte que j’étais tranquille. »

C’est bien le paysan. Il n’est pas du tout incapable d’émotion, mais il lui faut du temps ; les sentimens sont lents à se faire jour, comme les idées. Lawrence flâna donc dans le village, se divertissant de la curiosité excitée par son uniforme et traité partout en étranger. Enfin, il fut reconnu par une vieille femme, qui alla prévenir sa sœur. Le tableau de leur rencontre est une merveille de réalisme. Lawrence ne s’était pas fait la barbe depuis plusieurs jours. Au moment d’entrer dans la maison paternelle, sa sœur en sortait, courant au-devant de lui. Elle s’écria : « Entre ! Pourquoi ne t’es-tu pas fait la barbe ? » Alors je lui demandai s’il y avait un barbier près de là. « Non, dit-elle, mais je vais te raser ; c’est toujours moi qui rase le père. » Alors j’entrai. Mon père et ma mère n’étaient pas rentrés de l’église… J’ôtai mon havresac, et on en sortit ce qu’il fallait pour la barbe, »

Soyez sûrs que ce frère et cette sœur, séparés depuis douze ans, avaient beaucoup de choses à se dire ; mais ils se les diront plus tard, peu à peu. Le paysan ne se presse pas de dire les choses.

Le voilà rasé. Il s’approche de la porte et regarde dans la rue. Le service religieux durait encore. « Mais quand il fut fini, j’aperçus tout à coup la vieille dame[1], avec le même vieux chapeau

  1. C’est sa mère.