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passait sur le reste du champ de bataille. De toutes les batailles auxquelles il a pris part, Waterloo fut la plus ennuyeuse. Les hommes étaient énervés de recevoir les charges et de serrer les rangs. Très peu d’incidens, et pas un seul qui fût gai. Sans leurs officiers, les soldats s’en seraient allés. La journée s’écoula lourdement, et la nuit tomba sur une ombre de régiment noyée dans la boue. Le feu avait cessé et il passait des Prussiens ! Lawrence suppose qu’ils poursuivaient les Français, mais il ne l’a jamais su positivement. Peu lui importait d’ailleurs. Il souhaitait les Prussiens au diable, et c’était tout ce qu’il pensait d’eux pour l’instant, car il avait trouvé un sac contenant un jambon et deux poulets, et son général lui avait conseillé « de bien se cacher des Prussiens, car c’étaient des gens dont il fallait se défier, et qui le voleraient s’ils l’apercevaient. » Les armées pouvaient fondre sous la mitraille, les empires pouvaient s’écrouler et les peuples trembler dans l’attente de leur sort : il y avait sur le champ de bataille de Waterloo au moins un homme dont l’unique pensée était de sauver sa marmite.

Il n’y réussit pas complètement. Ces « mêmes Prussiens, dont le général lui avait recommandé de se défier, » s’approchèrent de son feu et contemplèrent son jambon avec des regards de convoitise. Il jugea de bonne politique d’aller au-devant de leurs désirs, tira son épée et leur coupa des tranches de jambon, moyennant quoi il s’en débarrassa et put se livrer en paix aux opérations importantes de la journée, qui n’eurent aucun rapport avec les surprises de la tactique. Était-ce Grouchy ? était-ce Blücher ? Là ne fut point le problème de Waterloo pour William Lawrence. Le problème de Waterloo, sur lequel il s’étend avec autant d’abondance qu’il avait montré jusqu’ici de concision, fut d’allumer du feu avec du bois humide, afin de faire cuire son reste de jambon et ses deux poulets. Tel est l’aspect des grandes catastrophes de l’histoire aux yeux de la foule qui forme la matière brute des nations.

Le 40e vint à Saint-Denis et escorta Louis XVIII à sa rentrée dans Paris. Un peu plus tard, le régiment alla camper à Saint-Germain, où le sergent Lawrence tomba amoureux d’une jeune Française qui tenait une petite boutique. Il l’épousa et l’emmena en Angleterre, et il n’a jamais eu à se repentir de son choix : elle faisait les étapes mieux que pas un du régiment. En 1817, étant caserne à Glasgow, il demanda un congé et emmena sa femme à son village du comté de Dorset. Il n’avait jamais revu ses parens, et on lui avait écrit que son père se mourait.