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rétablir l’ordre, et l’on m’a donné à entendre que des soldats de la cinquième division, arrivés lorsque presque tout avait été ravagé, avaient dépouillé leurs camarades ivres ; on m’a même raconté qu’ils en avaient tué. Lord Wellington punit tous les coupables en leur supprimant leur grog pour quelque temps. En ce temps-là, il se passait généralement de pareilles scènes quand on avait eu beaucoup de mal à prendre une place. Sans doute qu’aujourd’hui, près d’un demi-siècle plus tard, la discipline est mieux observée dans ces sortes de circonstances, et il faut avouer que c’est un grand progrès. »

La suppression du grog paraît une punition douce après les gentillesses qu’on vient de voir. C’était une des plus redoutées de l’armée anglaise. « Dans des temps pareils, dit Lawrence, ça va au cœur du soldat. » Pour lui, il eut la bonne fortune d’être envoyé dans le même hôpital que le camarade au sac d’argent, qui, selon sa promesse, ne le « laissa pas manquer. » Ils burent tant et si bien, que leurs blessures s’enflammaient au lieu de se fermer. Puis vint le typhus, et l’année 1812 approchait de sa fin quand William Lawrence put reprendre son service.


V

Il était encore simple soldat, après six années de bons services, pendant lesquelles il avait mérité une seule fois le fouet. Presque au début de la guerre, il avait été condamné à 400 coups pour s’être absenté sans congé. Le colonel arrêta les fouetteurs avant qu’ils fussent à moitié, et Lawrence eut néanmoins trois semaines d’hôpital. Il avoue que la leçon lui fut utile et l’empêcha de « commettre des crimes plus grands, qui l’auraient finalement conduit à sa perte, » c’est-à-dire à être pendu. En même temps, il a une idée vague qu’il y aurait eu d’autres manières de s’y prendre avec le soldat, plus « à l’honneur de ceux qui commandaient » l’armée anglaise. Ses vains efforts pour s’expliquer rendent plus sensible l’avance intellectuelle prise tout à coup par l’homme du peuple français à l’école de la révolution. Le sergent Fricasse, simple paysan comme Lawrence, n’aurait pas été en peine de dire pourquoi les verges sont une punition honteuse. Il est familier avec les considérations abstraites. Sa tête est pleine de notions sur la patrie, la gloire, l’honneur militaire, la dignité humaine, les devoirs du « bon républicain. » Justes ou fausses, ces notions mettent une distance considérable entre lui et le pauvre Lawrence, qui patauge sans pouvoir saisir la pensée qu’il entrevoit, et finit, de guerre