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homme pareil. Lawrence admirait profondément la fertilité d’esprit de son ami, lui qui était réduit à se souhaiter des aventures fâcheuses, « parce que ces sortes de choses font des sujets de conversation » pour les nuits de bivouac. Et ce n’était pas tout. Harding était précieux par son adresse incroyable à commettre des larcins. Selon une expression de Lawrence, il avait les a doigts à ça. » La marmite commune en profitait, et, tant qu’il existait une saucisse ou un poulet dans le pays, on était sûr de ne pas souper avec des fèves cuites à l’eau. Maintenant, le « pauvre Harding » était mort, et d’autres pillaient la boutique de l’orfèvre.

Le fruit des réflexions de Lawrence fut « qu’il ne prendrait plus jamais d’engagement » au moment d’un assaut, puisqu’on ne savait sur quoi compter.

Sa surprise presque indignée, devant un dénoûment si facile à prévoir, ne doit pas être imputée à sa stupidité. De même que le paysan sait mourir quand l’heure est venue, il y pense peu d’avance, parce qu’il est beaucoup plus frappé, sur cette terre, par la vie que par la mort. La révélation incessante, éternelle, du phénomène de la vie, par le blé qui pousse, l’arbre qui verdit, le troupeau qui multiplie, voilà l’important pour lui, voilà ce qui l’intéresse. A force d’appliquer sa pensée aux moyens d’activer la production et d’aider la Nature dans son vaste enfantement, il arrive à considérer la mort comme l’événement secondaire de notre passage ici-bas, l’événement principal étant d’exister, de posséder la vie. Dans les classes cultivées, il arrive souvent le contraire. Nous sommes plus frappés par le phénomène de la mort que par celui, autrement merveilleux pourtant, de la vie.

Pendant que Lawrence se faisait panser, sa colonne était presque détruite et, finalement, repoussée. La ville fut prise d’un autre côté, par la faute d’un bataillon allemand, et illumina de joie. En leur qualité d’alliés, les Espagnols n’avaient pas prévu les trois heures de pillage. Ils auraient dû cependant être instruits par le sort de Ciudad-Rodrigo, emporté par Wellington le 20 janvier précédent et livré toute une nuit à la soldatesque, qui y commit de grands excès. Le général anglais accordait à ses soldats, à titre d’encouragement et de récompense, le sac des villes qu’il « délivrait » des Français. Le récit de notre humble témoin est éloquent dans sa nudité : « Nos troupes trouvèrent la ville illuminée en leur honneur, ce qui ne les empêcha pas de se mettre à faire toutes les horreurs qui suivent ordinairement une prise d’assaut : pillage, dévastation, destruction de la propriété, ivresse et débauche. Je n’eus aucune part à tout cela, à cause de mes blessures, qui me retenaient au camp lorsque la ville fut prise. Mais, bien que je