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bien, que « notre noble ennemi » devient en un endroit « l’atroce ennemi. » Toutefois, on ne se croyait pas le droit d’être trop sévère pour les Français, et la raison nous en est donnée par Lawrence dans une phrase qui a dû lui coûter bien de la peine, car elle dépasse de beaucoup la portée ordinaire de ses réflexions. « Nous sommes souvent trop disposés, dit-il de ses compatriotes, à voir les fautes des autres peuples et nations, tandis que, si l’on faisait la lumière sur nos propres fautes, elles égaleraient souvent, si même elles ne les surpassaient, celles de nos adversaires. » C’est une remarque d’enfant terrible, extraordinaire chez un paysan et d’une justesse parfaite ; la grande nation britannique ne médite pas assez la parabole de la paille et de la poutre. Lawrence accompagne sa remarque d’une anecdote destinée à démontrer « que les Anglais commettaient souvent des déprédations presque aussi vilaines que l’ennemi. »

La sensibilité s’émoussait vite parmi tant de scènes affreuses. Chez les meilleurs, la pitié ne faisait jamais oublier de remplir ses poches et d’assurer son souper. Le jour de la bataille de Vittoria (21 juin 1813), le 40e d’infanterie prit part à la poursuite de l’armée ennemie. Lawrence raconte en ces termes ce qui lui advint : « Je tombai sur un pauvre blessé français qui nous criait de ne pas l’abandonner, parce qu’il avait peur des sanguinaires Espagnols. Le pauvre diable n’en avait pas pour plus de deux heures à vivre ; il avait eu les deux cuisses emportées par un boulet. Il me supplia de rester avec lui, mais je ne restai qu’autant que cela m’arrangea. Je voyais bien qu’il ne pouvait pas durer longtemps, ce qui fait qu’il n’y avait pas à compter sur une grande sympathie de ma part. Je fouillai dans ses poches et dans son havresac, et j’y trouvai un morceau de cochon tout cuit et trois ou quatre livres de pain, ce qui me parut très bon à prendre. Le malheureux me demanda de lui en laisser sa part. Je coupai un morceau de pain et un autre de viande, je vidai les fèves qui étaient dans mon havresac, et je déposai le tout à côté de lui. Je lui demandai ensuite s’il avait de l’argent. Il répondit que non, mais je n’étais pas tout à fait convaincu, de sorte que je recommençai à fouiller dans ses poches. J’y trouvai dix cartouches à balle, que je jetai, une brosse à habits et un paquet de dentelle d’or et d’argent. Je ne voulus pas me charger de tout cela. Je finis, enfin, par trouver sa bourse, qui contenait 7 dollars espagnols et 7 shillings. Je mis le tout dans ma poche, excepté 1 shilling, que je rendis au pauvre mourant, et je continuai mon chemin. »

On trouvera que les bienfaits de Lawrence envers le pauvre Français se réduisaient à peu de chose. On n’est pas un grand cœur