Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 89.djvu/191

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

père avait emmené au cabaret, non plus un soldat anglais, mais tout un lot de soldats anglais, tandis qu’il leur offrait à la ronde « une fortune » et sa fille, ceux qu’il n’avait pas invités remarquèrent les étriers d’or et en volèrent un. Le bonhomme fut si indigné, qu’il renonça à prendre un gendre dans cette race de peu de foi. Il s’en alla, ne revint plus, et sa fille était encore à marier au départ de l’armée anglaise en 1807.


III

Au retour de Montevideo, le 40e d’infanterie alla tenir garnison en Irlande. Il se rembarqua avec Wellington, en juillet 1808, et fut descendre en Portugal. Cet événement parut singulier à Lawrence, et lui a inspiré la seule réflexion politique que l’on rencontre dans son volume. Après avoir expliqué au lecteur que les Anglais allaient aider les Espagnols à chasser « leurs anciens alliés » les Français, il ajoute : « De sorte qu’il nous fallut aller, et nous battre pour cette même nation que nous avions combattue quelques mois auparavant à Montevideo et Buenos-Ayres. » Il est visible que Lawrence a fait ici un effort afin de comprendre pourquoi son gouvernement s’intéressait subitement à ces Espagnols à qui l’on envoyait la veille des boulets. On sent aussi, à travers la réserve de ses paroles, qu’il lui fut impossible d’imaginer une explication satisfaisante à un manque de suite aussi choquant dans les idées. C’est ainsi que le peuple juge les savantes combinaisons des politiques. Lawrence connaissait l’existence de « Buonaparte, » car il le nomme deux ou trois fois. Le lien qui existait entre les faits et gestes de ce Buonaparte et l’idée baroque de se battre pour les Espagnols était trop subtil pour son esprit.

Quand il vit de près les nouveaux alliés, il comprit encore bien moins. Il les trouva méprisables et haïssables. Méprisables, parce qu’ils ne tenaient pas en bataille rangée et abandonnaient leurs amis les Anglais. Haïssables à cause de leur barbarie envers les blessés ennemis et les prisonniers. Ils faisaient l’effet de sauvages aux soldats de Wellington, et il est vrai qu’en ce temps-là, une partie des populations de la Péninsule était à demi sauvage. La conduite des Français en Espagne fut loin d’être exemplaire ; ils commirent de grandes déprédations et tuèrent maint habitant désarmé. Il y avait néanmoins un abîme entre leurs violences et leurs pilleries, et la froide barbarie des Espagnols et des Portugais, vrais raffinés de la cruauté, qui prenaient plaisir aux supplices lents et au spectacle des souffrances. « J’ai été témoin, raconte Lawrence, d’un de leurs actes de