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dangereuse que beaucoup d’autres. » Peut-être est délicieux dans la bouche d’un homme qui a fait les guerres d’Espagne et la campagne de Waterloo ! Sa sottise lui parut d’autant plus grande qu’il n’était pas soutenu et entraîné par la passion du métier. Son cœur ne bondissait pas d’allégresse au mot de départ, le bruit du canon n’était pas une fête pour ses oreilles. On ne peut pas dire qu’il manquât d’esprit militaire. Il faisait son devoir bravement et largement ; quand on demandait des volontaires pour un assaut, William Lawrence se présentait assez souvent. Mais il faisait jusqu’aux belles actions sans joie, par conscience. Les batailles n’étaient pour lui qu’une besogne désagréable, et il s’ennuya à Waterloo. Il était bon soldat ; il lui manquait l’étincelle.

Il n’avait pris le fusil ni par goût ni par dévoûment à une idée. Le sergent Fricasse, paysan champenois et volontaire de 1792, s’était enrôlé pour défendre une idée. Quand il appelle les soldats français « les braves républicains » ou « les défenseurs de la patrie ; » quand il nous raconte avec orgueil qu’à l’armée de Sambre-et-Meuse on mourait « pour la liberté, » sans « donner, au milieu des douleurs les plus aiguës, aucun signe de plaintes, » c’est son idée qui éclate, et nous sentons circuler dans ce récit maladroit et ampoulé le souffle irrésistible qui sauva la France. Le sergent Lawrence ne se bat ni pour la patrie ni pour la liberté. C’est le type du mercenaire qui s’est laissé séduire par l’appât de 2 guinées, et qui fait la guerre sans plaisir, parce qu’il le faut bien, ayant commis la faute de s’engager. Lancé pour deux pièces d’or dans une carrière épineuse, il est dans la situation d’un lourdaud condamné à faire le saut périlleux sans tremplin.


II

Il savait à peine l’exercice et n’avait jamais tiré un coup de fusil, même sur une cible, lorsque le 40e d’infanterie fut désigné pour une expédition contre Montevideo et Buenos-Ayres. Nous n’aurions pas su l’âge de Lawrence que nous aurions deviné à ses sentimens en cette occasion qu’il n’était encore qu’un enfant. Il eut d’abord un vif mouvement de joie. L’idée qu’il avait été le plus malin et que son patron ne le rattraperait pas à Montevideo lui rendit très douce la nuit qui précéda l’embarquement. Vint le malin, les trompettes sonnèrent, la troupe marcha vers le quai, musique en tête, accompagnée par les vivats de la foule, et, tout à coup, le petit Lawrence vit son régiment fondre en larmes. Un grand nombre d’hommes avaient femmes et enfans ; d’autres quittaient leurs parens, d’autres leur fiancée. Tout ce monde les accompagnait et pleurait de même. Bref, « si l’on avait pu recueillir toutes les