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mémoires[1]. Il les a dictés, nous apprend une préface de M. Nugent Bankes[2], à un camarade qui savait tout juste écrire, de sorte que le manuscrit original présente un aspect informe. Il a suffi pourtant de rétablir l’orthographe, d’ajouter des points et des virgules, çà et là un mot sauté, pour rendre le récit clair et assez agréable dans sa simplicité. Le livre reflète, avec une netteté que n’ont pas toujours des œuvres plus littéraires, l’humeur de son naïf auteur, ses manières d’être et ses vues rustiques sur le monde et sur la vie. C’est la confession d’un homme du bas peuple, profondément ignorant et à la cervelle épaisse. William Lawrence a fait les guerres du premier empire dans l’armée anglaise sans jamais voir plus loin que la minute présente, ou plus haut que le souci de dîner. Ses pauvres Mémoires sont bien pâles à côté de ceux des soldats français du même temps dont M. Henry Houssaye a dessiné ici même, dans une brillante étude[3], les silhouettes empanachées et pittoresques. Ne demandez pas à Lawrence les ardeurs patriotiques du sergent Fricasse[4], volontaire de 1792, soulevé et légèrement gonflé par l’ivresse révolutionnaire. Ne lui demandez pas l’entrain merveilleux du capitaine Coignet[5], ni ses trouvailles de style ; ce n’est pas William Lawrence qu’on aurait l’idée d’appeler « le Saint-Simon du bivouac. » Demandez-lui une seule chose : de vous aider à mieux connaître les petits, ceux qui forment, en somme, la grande masse de l’humanité, et de vous rendre plus juste à leur égard. Vous ne serez point déçu.


I

William Lawrence est né en 1791, dans un village du comté de Dorset. Son père et sa mère font songer au bûcheron et à la bûcheronne au Petit Poucet. Ils étaient de même fort pauvres, chargés de sept enfans qui les incommodaient beaucoup, et trop misérables pour être tendres, car la sensibilité est un grand luxe : que deviendraient les bonnes gens comme ces Lawrence, s’ils avaient nos mollesses de cœur pour nos enfans ? Ils élevaient donc les leurs rudement, tout en les aimant à leur manière, ainsi que le montrera la fin de l’histoire. Comme dans le conte de Perrault, le père était plus dur que sa femme ; chargé de gagner le pain de la famille, il

  1. The Autobiography of Sergeant William Lawrence. (Loudres, 1880 ; Sampson Low.)
  2. Auteur d’Un Jour de ma vie à Eton, etc.
  3. Revue du 1er décembre 1883 : les Commentaires des soldats.
  4. Journal de marche du sergent Fricasse.
  5. Les Cahiers du capitaine Coignet.