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des employés à la retraite pour placer ses créatures : c’est ce qu’on appelle « réorganiser » un ministère. Par suite de ces « réorganisations, » la liste des pensions, sans cesse grossie, comprenait des retraités qui n’avaient pas plus de trente ans. Au département de la marine régnaient des traditions étranges. L’amirauté fabriquait elle-même sa corde, pour avoir le plaisir de la payer 25 pour 100 plus cher que dans le commerce. Pour approvisionner ses marins, elle envoyait du rhum à la Jamaïque, de la viande conservée en Australie. On construisait, à grands frais, de nouveaux navires qui cessaient de gouverner au-delà d’une vitesse de 7 à 8 nœuds ; on fabriquait, malgré les observations des gens du métier, des canons qui éclataient au second coup. Le laisser-aller, la complaisance ou la malhonnêteté allaient si loin, que des entrepreneurs, qui demandaient 8,000 livres sterling pour la construction d’une machine à vapeur, en obtenaient 15,000. Plus tard, une enquête établissait que la valeur réelle de la machine ne dépassait pas 2,000 livres. Ainsi, au lieu de marchander, on surenchérissait ; les fournisseurs de l’état réclamaient trop : on leur donnait davantage. Mieux encore, on payait, par distraction ou autrement, des sommes qui n’étaient point dues ni promises. Les auditeurs signalaient au parlement une petite erreur de plusieurs millions ainsi payés en trop, et le parlement n’en avait cure. L’Angleterre dépensait pour son armée et pour sa marine 250 millions de plus que l’Allemagne, et 50 millions de plus que la France. En ajoutant à cette dépense les frais du budget militaire de l’Inde, on atteignait un total formidable de 1,300 millions de francs. Pour cette somme, l’Angleterre pouvait mettre en ligne une armée de 150,000 hommes et une flotte à peine supérieure à celle de la France. Ses arsenaux étaient vides ; vides aussi ses magasins d’approvisionnemens. Elle ne possédait aucun canon de gros calibre, ou, si elle en possédait, elle n’avait point les projectiles nécessaires pour les utiliser. Elle n’avait de transports que pour 20,000 hommes. Ses forteresses étaient désarmées. Son fusil était médiocre, son canon le plus mauvais de l’Europe[1].

Lorsque lord Randolph Churchill réclama des réductions, on lui répondit par des demandes de crédits nouveaux. On voulait construire un palais pour loger ces bureaux civils de la guerre, déjà si coûteux, si encombrans, et les devis ne s’élevaient guère à moins de 25 millions de francs. Parmi les adversaires les plus bruyans

  1. Il y a quelque chose à rabattre de ces exagérations d’un patriotisme inquiet. Cependant, en ce qui touche l’amirauté, les manœuvres navales qui viennent d’avoir lieu ont confirmé, sur beaucoup de points, les craintes de lord R. Churchill.