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d’attaques ad hominem, le discours aboutit généralement à une vue d’ensemble de la politique libérale ou de la politique conservatrice, souvent à un parallèle des deux programmes. Puis vient une péroraison patriotique, belliqueuse, entraînante, d’un mouvement rapide et fier, où il semble sonner la charge contre ses ennemis.

Les considérations historiques sont rares dans les discours de lord Randolph. Ce n’est pas que le jeune maître ès arts ne sache pas qu’il y a eu une Angleterre avant sir Robert Peel et avant Canning : mais il est si moderne ! L’idée ne lui vient pas, comme à d’autres, de se retourner vers le passé. Il est de ceux qui, déjà, n’ont plus de regards que pour le XXe siècle. Sauf les orateurs vivans, dont il étudie les discours pour y trouver des armes contre eux, et quelques écrivains économiques, dont il emprunte ou discute les statistiques, il ne cite que Shakspeare et Corneille. Point de vers latins, c’est le vieux jeu, bon pour lord Granville et les « académiciens » de la chambre haute. Les épigrammes pleuvent et les portraits abondent ; mais les unes sont des coups de boutoir, les autres des caricatures. Çà et là, des anecdotes plaisantes, mais un peu vulgaires[1] : rien ne ressemble moins à ces réminiscences d’homme d’état et d’historien dont Thiers assaisonnait ses causeries oratoires. La véritable force de lord Randolph est dans le sarcasme ; elle est aussi dans le don de réaliser les abstractions, de rendre les idées visibles et palpables, d’éclairer les objets par des comparaisons qui s’imposent à lui bien plus qu’il ne les cherche. Un cerveau de poète ne les enfanterait pas avec plus d’abondance, plus de furie. Les whigs sont « des étoiles filantes ; » les radicaux, « des nuages sans eau. » Lorsqu’il veut faire comprendre la marche de la Russie vers l’Inde, il la voit tour à tour bondir comme un tigre, ou se traîner, lente et sinueuse, comme un serpent qui rampe sur son ventre. La domination anglaise dans l’Inde, c’est une mince nappe d’huile à la surface, qui maintient dans le calme un immense et profond océan d’humanité, et y refoule les tempêtes. Pour décrire le malaise de l’industrie, il a des images brutales, saisissantes, d’un relief extraordinaire.

  1. En voici un échantillon. Il servira à prouver que, si lord Randolph défend l’église établie, il ne s’interdit pas la raillerie à l’égard de ses membres. « Il y avait une fois, dit-il, un clergyman qui possédait plusieurs maisons dans une grande ville. Il apprit qu’une de ces maisons contenait un cabaret et qu’il s’y faisait tous les soirs beaucoup de bruit, beaucoup de désordre, beaucoup de scandale. Le clergyman fut choqué. Il courut chez son solicitor : « Vendez, lui dit-il, au plus vite cette maison : je ne veux pas en être le propriétaire une heure de plus. — C’est parfait, répondit le solicitor ; mon devoir est d’exécuter vos ordres ; mais je dois vous prévenir que la maison rapporte 8 pour 100, et que, si je vends et si je place votre argent, je ne trouverai pas plus de 4. — Hum ! fit le clergyman, J’y réfléchirai ; .. il faut que j’en parle à ma femme. Depuis, le solicitor n’a plus jamais entendu parler de l’affaire »