Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 89.djvu/162

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

devant la justice ordinaire, qui le condamne, il en appelle, et, tandis que l’affaire est pendante, maintient et exerce son droit de parler dans le parlement, bien que chacune de ses paroles l’expose à payer une énorme amende. L’épisode le plus mémorable de ce duel entre un homme et un parlement est assurément la bataille, à coups de pied et à coups de poing, livrée par M. Bradlaugh à quatorze policiers qui voulaient l’empêcher de pénétrer dans la salle. Le député de Northampton et ses quatorze adversaires, en une massé compacte, roulèrent en bas de l’escalier, au pied duquel M. Bradlaugh, épuisé, presque nu, dut s’avouer momentanément vaincu. J’avais, jusque-là, suivi sa résistance avec une sorte d’intérêt : cette ignoble scène de pugilat lui fit perdre mes dernières sympathies. Or, c’est ce jour-là, peut-être, qu’il a gagné sa cause devant une assemblée de sportsmen. Le parlement s’est relâché de sa sévérité et a rouvert ses portes à M. Bradlaugh : il en est aujourd’hui un des membres les plus laborieux, les plus utiles et les plus corrects.

Du moins, lord Randolph Churchill ne lâcha jamais prise, et resta sur la brèche jusqu’au bout. Dans la discussion de la loi sur les sermens (1883), il prononça un bien curieux discours, où il ramassa tous ses argumens, et les éleva, par l’expression, jusqu’à l’éloquence.

Pour des esprits imbus, comme les nôtres, du dogme de la souveraineté populaire, il est surprenant de voir avec quelle désinvolture lord Randolph fait litière des électeurs de Northampton et du droit qu’ils ont à être représentés. Ce droit, paraît-il, n’a rien d’absolu. C’est une concession, une faculté, un privilège : appelez-le du nom qu’il vous plaira. « Les circonscriptions peuvent nommer qui elles veulent ; le parlement reste maître d’accepter ou de rejeter leur mandataire. Il l’a toujours fait et le fera toujours. » Car la souveraineté ne réside point dans telle ou telle fraction du corps électoral, mais dans l’assemblée qui émane du corps électoral tout entier. Telle est cette théorie, qui équivaut presque au « droit divin » des parlemens.

On cite en faveur de M. Bradlaugh l’exemple des quakers. Mais le cas est diamétralement inverse, car les quakers agissent par respect du serment, et M. Bradlaugh par mépris du serment. Les quakers ne trouvent pas la politique assez sainte pour y faire intervenir le nom de Dieu, et M. Bradlaugh trouve la politique trop sérieuse pour y mêler ce concept enfantin. On a modifié la formule du serment en faveur des catholiques, mais les catholiques, qui diffèrent des protestans sur des questions de forme, ne se font pas du serment et des devoirs qu’il entraîne une idée moins haute ni moins religieuse. Eux aussi sont des chrétiens, et d’excellens